Seul dans sa chambre, allongé de travers sur son édredon, Vladimir s'ennuyait. Lorsque quelques heures plus tôt, sa tante Celestia lui avait temporairement fait cadeau de la régence, il avait d'abord été aux anges ; c'était bien la première fois qu'il se sentait un peu important dans cette grande prison qu'était le Palais Royal de Nombreux Galops. Aussitôt après l'avoir vue décoller en compagnie de sa soeur cadette et de cette énervante licorne violettte, il était parti à la recherche de quelque chose qui lui tenait vraiment à coeur, la couronne qui lui était normalement réservée et qui apparemment restait cachée dans un des lourds placards d'acajous de la chambre Royale Solaire, bien à l'abri de sa vue. Mais certainement pas de sa connaissance : il avait obtenu l'information d'une pouliche de ménage un peu trop curieuse, et depuis ce moment, il ne s'était pas passé une seule journée sans qu'il pense à elle, derrière les portes du placard et quelques boîtes de chaussures, en train de briller dans l'obscurité poussièreuse. Une fois arrivé devant la porte, essouflé à force d'avoir couru, Vladimir s'assura que personne ne l'observait et pénétra dans la chambre sacrée sur la pointe des sabots, avant de refermer doucement la porte et de pousser le loquet. Il résista à la tentation de se jeter sur l'immense lit (bien plus grand et confortable que le sien, il le savait pour avoir déjà dormi dedans à l'époque ou il était encore un jeune poulain terrifié par les cauchemars) et ouvrit directement le premier placard à sa portée. Vladimir prît bien soin de mémoriser l'emplacement des diverses bricoles qui l'encombrait, et les retira une par une, s'attendant à chaque instant à voir une lueur émaner des ténèbres. Mais le premier placard était désèsperement vide de toute chose digne d'intérêt et il replaça méthodiquement son contenu à sa place, déçu. Puis il passa la suivant. Toujours rien, à part une boîte en carton pleine d'objets douteux dont l'usage de certains dépassait sa compréhension. La suivante fût la bonne, et tout en haut du troisième et dernier placard, soigneusement enveloppée dans de l'étoffe épaisse et manifestement vétuste, se trouvait sa couronne. Le coeur battant à tout rompre, il la découvrît au grand jour ; elle était absolument resplendissante, entièrement faite d'or et sertie de joyaux précieux et étincelants. Il la laissa glisser le long de sa corne, et ne pût réprimer un gémissement de plaisir losqu'il sentît son poids réconfortant sur son crâne. Vladimir passa l'heure suivante à s'admirer devant le miroir géant. Coiffé comme tel, il avait vraiment l'air d'un prince. Pris d'une soudaine lubie, il sortît de la chambre royale et trottina vers la salle de trône, déserte, et se laissa tomber dans le gigantesque fauteuil doré qui surplombait tout le reste de la pièce. Celestia ne lui avait jamais permis de s'asseoir ici, et maintenant qu'il avait bravé l'interdit, il comprenait pourquoi ; assis de la sorte, n'importe quel roturier se prendrait pour le roi du monde. Il se cala au fond du trône, prît une profonde inspiration, et ferma les yeux. Vladimir s'imagina la salle remplie, les étalons en armures étincelantes à ses côtés, la cour royale en face de lui, prête à exaucer les moindres de ses désirs, et attendît que vienne l'impression de puissance. Elle ne vînt pas. Il soupira et retira la couronne, et la fît tourner autour de son sabot en la contemplant d'un air mélancolique. Il n'était de toute façon pas fait pour être roi, ou même prince, lui, le neveu pourri mais négligé de deux déesses immortelles, qui passait sa journée dans sa chambre à écrire de mauvaises poésies que personne ne lirait en mangeant les dernières sucreries qu'il devait rester sur tout Equestria. Il était à peine capable d'être un noble.
Vladimir se leva à contrecoeur de trône, et repartît d'un pas traînant vers la chambre royale, et y remit sa couronne à sa place, dans le placard poussiéreux sans doute plein de vermines. Puis il rejoignît ses quartiers et se laissa tomber sur son lit, déprimé comme jamais. Qu'y avait-il à faire dans ce palais? Maintenant qu'il était vraiment seul, la solitude lui paraissait un fardeau, et non pas un choix. Il n'avait pas envie de parler avec ces valets hypocrites et rustres, il était trop bien pour eux. Quelque part, forcément, se trouvaient des gens comme lui. Des gens qui vivaient depuis trop longtemps dans l'ombre d'une fortune qu'ils ne possédaient même pas, et qu'ils n'avaient même pas le luxe de dépenser. Mais comment les rencontrer, lorsque l'on est condamné à rester derrière les grilles dorées du palais? Vladimir ferma tristement les yeux, et les rouvrît brutalement. Il venait d'être saisi d'une illumination ; puisqu'il ne pouvait pas venir aux autres, pourquoi ne pas les faire venir à lui?
Il se releva à toute vitesse et galopa vers la bibliothèque de Nombreux Galops, où se trouvait aussi une subdivision consacrée aux archives de la vie du palais. Il saisît un volume au hasard, et l'ouvrît : c'était un album photo, accompagné de commentaires gribouillés en bas de la page. Il le parcourût rapidement, vis quelques photos sans intérêt de lui plus jeune, de Celestia et de son cabot violet faisant du pédalo au milieu d'un lac quelconque ("Nous étions toutes mouillées! Hihihi!" disait la légende, dont l'identité de l'auteur ne faisait aucun doute) et le jeta sur le côté avec un grognement de déception. Il prît un autre livre, qui se révéla nettement plus intéressant ; c'était un mémoire des différentes fêtes, banquets et réceptions qui avaient pris place au palais au cours des âges. Vladimir exulta, s'installa sur une table et s'arma d'une loupe et d'un crayon. Il passa les premières pages, bien trop vieilles pour servir à quelque chose, et reporta son attention sur celles des 5 dernières années. Il n'y avait qu'une vingtaine de photos, mais il estima que ça serait suffisant.
La première était celle de la salle de bal du Palais, au moment d'un Grand Gala du Galop. Vladimir inspecta soigneusement la photo avec sa loupe, et trouva exactement ce qu'il cherchait : loin de tout les couples qui dansaient et des nobles qui discutaient près du buffet, se trouvait un jeune poulain, nonchalamment appuyé sur une colonne de marbre. Même avec la loupe, il était impossible de distinguer précisement ses traits, mais son regard semblait perdu dans le vide, comme s'il était là sans vraiment l'être. Vladimir attrapa un cutter, hésita un moment à l'idée qu'on l'accuse de vandalisme ("de toute façon, personne ne regarde ces vieux grimoires" se rassura-t-il), et découpa précautionneusement la photo autour du poney, dont il colla la silhouette sur une feuille de papier vierge. Déjà un.
Pendant le reste de la soirée, il fouilla les vieux albums à la recherche de tout ces poneys qui avait l'air de ne pas être à leur place. Alors qu'il traversait les années, il revoyait sans cesse les mêmes têtes, simplement un peu plus âgés, un peu plus blasés. Des fois, il se voyait aussi, dans un coin opposé, un verre de cidre au sabot et un air affligé sur le visage. Comment avait-il fait pour ne jamais remarquer ses frères d'ennui, au milieu de toutes ces débauches de petits gâteaux, de bonnes manières et de compliments hypocrite? Etait-il déjà devenu aussi invisible qu'eux? "Peu importe" fît Vladimir entre ses dents. "Désormais, je ne serai plus seul.". Et lorsqu'il eût trouvé tout le monde qu'il pût, ainsi que leurs noms dans les registres correspondants, il alla se coucher, persuadé que demain serait le premier jour du reste de sa vie.

Vladimir se réveilla de bonne heure et de bonne humeur. Il tira frénétiquement sur le cordon d'appel, et 10 minutes plus tard, une servante aux yeux encore bouffis de fatigue passa la porte, portant entre ses dents un grand plateau d'argent garni de viennoiseries en tout genre, de jus de fruit et de diverses confitures. Il la remercia poliment et demanda à ce qu'on lui amène une plume, de l'encre et du papier, et le temps que l'autre traîne ses sabots de la chambre princière à la bibliothèque, puis de la bibliothèque, il avait déjà fini son petit-déjeuner. Elle déposa les affaires sur le bureau en noyer et repartît avec le plateau, en maugréant quelque chose comme "...tous des feignants dans ce château", comme à chaque fois qu'elle faisait ce pour quoi elle était payée. Vladimir la regarda partir avec indifférence et s'affaira à rédiger la lettre supposée changer sa vie. Au bout d'une demi-heure, il était arrivé à un résultat plutôt satisfaisant, à la fois formel, mystérieux et chaleureux.

"Cher XXXXXX,

Vous êtes cordialement invité à partager ma journée, au Palais Royal de Nombreux Galops. Au programme : repas, boisson, et SUCRE à volonté. (il avait souligné deux fois "sucre"). Venez seuls!

Signé, Prince Vladimir."

Il mît la lettre de côté et prît son nouveau carnet d'adresses, et regarda les quelques notes qu'il avait gribouillés au cours de la soirée. En premier, il y avait un poulain à l'air taciturne, la crinière noire soigneusement peignée et un pelage marron impeccable. Sur la plupart des photos, il portait un costume dont même la photo aurait pu se vendre cher, mais qui ne semblait pas vraiment lui aller, comme si lui même n'était qu'un simple mannequin de tissu, un prétexte pour étaler un splendide costume aux yeux de tous. Mais Vladimir n'avait nul doute qu'aujourd'hui, il rencontrerait le poney en question, et pas le costume qui le portait. Il avait déjà trouvé son nom : Gerbant Riche, le fils plus ou moins légitime du très célèbre Sale Riche. Le candidat parfait.
Il tourna les pages, et chercha les profils des deux autres pouliches qu'il avait repéré. La première, une top-modèle très séduisante (quoiqu'un peu maigrichonne selon lui) aux couleurs rougeoyantes, répondait au nom d'Automne Ardent; elle avait accompagnée Finitions Photographique en personne au défilé de mode privé des Princesses, mais n'avait fait que rôder autour du buffet pendant tout le spectacle, une expression de désespoir crispé sur le visage. Finalement, pour une raison qui lui échappait, elle n'y avait pas touché. En tout cas, elle allait certainement apprécier le sucre qui lui serait servi. La dernière, une pouliche de sang bleu au nom bourré de titres et de particules (il avait choisi de seulement retenir "Rubis Précieux"), se distinguait sur les photos par l'effroyable ennui qu'elle semblait couver, au point même de le communiquer aux poneys environnants qui affichaient tous une mine de déterrés. Vladimir n'était pas sûr de vouloir qu'elle vienne, inquiet à l'idée qu'elle gâche l'ambiance de sa première réception, mais il ne pouvait négliger aucune rencontre potentielle. C'est pourquoi il l'ajouta à la liste des invités avec les deux autres, et ordonna qu'on lui amène un dragonnet.
Le dragonnet apparût deux minutes plus tard, habillé de vêtements bouffants ridicules, et lorsque Vladimir lui agita les 3 lettres sous le nez d'un air insistant, il souffla dessus, et par la magie des services postaux d'Equestria, les parchemins se matérialisèrent presque instantanément dans les boîtes aux lettres des malheureux élus. Désormais, il n'y avait plus qu'à attendre. Vladimir fonça dans la salle de bains.


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Vladimir regardait nerveusement l'aiguille de l'horloge faire le tour, encore et encore. Cela faisait maintenant 5 heures que les lettres avaient été envoyées, et aucun poney n'était encore là. Se pouvait-il que la magie de la poste, quelle qu'elle soit, ait eû quelques ratés? Ou pire, que les concernés aient tout simplement changés d'adresse, et soient partis dans une bourgade perdue loin de toute civilisation, et pire encore, loin de lui? Sur le coup, tout avait parû si simple, tellement élémentaire que tout était forcé de se dérouler comme prévu. Mais force était de constater que ...
Le son d'un sabot contre une porte le fît sursauter. Il fonça ouvrir ; devant lui se tenait un majordome bien propre sur lui, qui le dévisageait d'un air désinteressé au point d'en devenir presque hautain. "Prince Vladimir, il y a devant les grilles trois poneys qui veulent vous voir. Ils m'ont tous l'air d'honnêtes gens, mais Princesse Celestia ne vous avait-elle pas interdit d'inviter qui que ce soit?" fît-il en levant un sourcil.

"Herm, oui, peut être." Vladimir toussota. Dans son excitation, il avait oublié ce détail. Mais ici, tout silence pouvait être acheté. Il sortît un sachet rempli de sucre, et le glissa délicatement dans la poche du veston du majordome, qui déglutît mais ne l'en empêcha pas. "Donnez le à vos enfants. Ils seront très contents." Il tapota le sachet à travers la poche, et le majordome hocha simplement la tête d'un air gêné et disparût. Le chemin ainsi dégagé, Vladimir se précipita vers le bouton d'ouverture et appuya du sabot dessus. Les grilles dorées s'ouvrîrent lentement et bruyamment, et il se précipita à la rencontre de ses trois invités.

"Soyez les bienvenus!" clama-t-il aux poneys qui trottaient précautionneusement vers lui, en se lançant des regards nerveux. Pas de doute, c'était bien ceux qu'il avait repéré, en un peu plus vieux. Il sentît son coeur se gonfler de courage et de bonheur. "Je suis le Prince Vladimir, mais vous pouvez m'appeler Vladimir." Le silence s'étira péniblement pendant 30 secondes, chacun regardant ses sabots ou un point fixe imaginaire dans le ciel. Finalement, le dénommé Gerbant Riche prît la parole.

"Prin ... Pardon, Vladimir, pourquoi est-on là, en fait?" Il tira nerveusement sur son col de chemise, du mieux que lui permettait ses sabots. "C'est les impôts? Mon père a dit que si c'était les impôts, je devais lui servir de garantie et ..."

"C'est Princesse Celestia? Elle nous veut pour elle seule?" couina Automne Ardent, qui paraissait encore plus blanchâtre que d'habitude.

"Non, non" fît Vladimir d'un ton qui se voulait rassurant. "Vous ne comprenez pas. C'est juste moi. Si je vous ai invité, c'est seulement pour avoir un peu de compagnie." Il vît Rubis Précieux prendre une mine dégoûté. "Non, pas CE genre de compagnie" ajouta-t-il, piqué au vif. "Alors, vous venez?"

Les trois poneys échangèrent un regard, se tournèrent vers Vladimir, haussèrent les épaules et le suivirent à l'intérieur.

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Une heure plus tard, la glace était plus que brisée. Le cidre coulait à flots, des sucreries à moitié entamées jonchaient les tables et le sol, et la conversation allait sans complexes, comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Depuis déjà 5 minutes, ils avaient abandonnés les chaises et se tenaient en cercle par terre, autour d'une bouteille de cidre vide.

"Cette salope, Finitions Photographiques." bredouilla Automne Ardent, en faisant tourner la bouteille. "Je n'ai même plus le droit de manger, à part UNE tranche de fromage lorsqu'elle me sent prête à m'évanouir! Et crois moi, elle n'a pas vraiment de flair. Tiens, l'autre coup, j'étais dans les escaliers et ..." elle montra sa patte avant, qui arborait un vilain hématome violacé. Ses interlocuteurs grimacèrent et gémîrent de dégoût. "Il m'a fallu au moins 4 couches de fond de teint pour cacher ça lors du dernier défilé! Oh Vladimir chéri, je ne pourrais jamais te remercier assez pour les éclairs au chocolat et ..." Elle s'interrompît en constatant que la bouteille s'était justement arrêtée sur le licorne en question. "Ah bah, on dirait bien que si" fît-elle avec un sourire enjôleur. Elle attrapa les épaules de Vladimir, qui se laissa faire sans protester, et colla ses lèvres contre les siennes dans un baiser carrément pornographique. Même en y mettant toute son énergie, Vladimir eût grand mal à résister à la langue invasive d'Automne Ardent, qui le noya presque dans le cidre et la salive. Lorsqu'elle eût terminé, il s'essuya la bouche, décontenancé, certes, mais pas le moins du monde répugné. Elle lui lança un clin d'oeil lubrique, qu'il lui rendît, et passa la bouteille à Rubis Précieux.

"Quand j'étais petite, je voulais aussi être top-modèle." fît-elle d'un ton morne, comme perdu dans le brouillard cotonneux de sa bouche anésthésiée par l'alcool. "Papa m'a dit que j'étais déjà riche, que je n'avais pas à vendre mon corps pour ça." Elle fît tourner la bouteille. "Pour une fois, je dois avouer que je le suis reconnaissant ... Oh, mais en voila un veinard!" gloussa-t-elle en voyant la bouteille pointer vers Gerbant Riche, qui ajusta sa cravate avec un grand sourire. Elle avança les lèvres, Riche fît de même jusqu'à se rencontrer et ils restèrent ainsi 10 bonnes secondes avant de se séparer.

"T'en as de la chance, ma jolie. J'aimerais bien une fois dans ma vie, pouvoir dire que mon père a fait quelque chose de bien." soupira Riche en relançant la bouteille. "Tu te rends compte, il a quand même renvoyé une pauvre famille de bouseux dans le Far West pour leur piquer leurs pommes! Je veux pas jour les bons samaritain, mais quand même, ici a Equestria, il me semble que le droit de propriété et sacré!" La bouteille s'arrêta sur Vladimir, et les deux pouliches glapîrent d'excitation avant de partir dans un éclat de rire tonitruant. Les deux étalons, gênés, se lancèrent des regards dérobés. "Euh, Vladimir, c'est juste un jeu, n'est ce pas ..."

"Ouais, pas de souci. Laisse moi juste ..." Vladimir saisît une bouteille de cidre et s'en vida une rasade directement au goulot, et rota, déclenchant un nouvel éclat de rire. "Voila."

Et le jeu continua jusqu'au petit matin.

PS : J'ai bien dû rigoler pendant au moins 30 secondes quand j'ai vu les noms "gerbant riche" et "salement riche" ^_^

"Réponds, je t'en prie...!"

Pendant de très longues secondes, l'appel de la déesse du jour se répercuta entre les deux immenses murs de pierre; puis, la plainte continue du vent devînt le seul bruit dominant, baignant la faille toute entière d'une atmosphère surnaturelle.

Immobile sur ses pattes, Celestia attendait, inflexible; Luna regardait fébrilement autour d'elle, sa soeur, la faille dans la paroi, incapable de choisir entre l'impatience et la terreur. Elle nota vaguement la présence tremblante d'Étincelle du Crépuscule derrière elle, qui s'était déja décidée de son côté; elle-même sentait que ses jambes pouvait la lâcher à tout moment. Luna n'avait jamais connu d'autre mère que Celestia, et avait simplement fini par ne plus se poser de questions. Mais sa soeur venait de remettre le dossier sur la table, dans le plus incongru des endroits; Luna attendait la suite des événements, elle ne pouvait rien faire d'autre.

Celestia avait tendu le cou en avant, et hochait lentement la tête de haut en bas; Luna observait son intriguant manège avec intérêt, l'entendit murmurer "Maman...", et sentit les poils de son dos se hérisser lorsqu'elle distingua alors l'échine invisible sur laquelle sa soeur frottait la sienne, en plein câlin avec le vide. Quelle que soit la manière dont ça s'était produit, leur mère avait répondu à l'appel.

Paralysée par une stupéfaction mêlée d'effroi, Luna n'arrivait pas à décoller les yeux de l'apparition; derrière elle, Étincelle du crépuscule leur fit savoir qu'elle l'avait vu elle aussi par un bref glapissement et une cavalcade dans la poussière grise jusqu'à la face cachée un rocher voisin. Forme équine et impalpable, à peine soulignée par de fins courants de poussière, la présence était arrivée vers eux sans qu'ils n'y prêtent attention; elle et Celestia restèrent quelques instants l'une contre l'autre, l'une muette et impassible, l'autre reniflante et agitée de petits sanglots dûs à l'émotion. Puis, sa soeur tourna la tête vers elle: "Luna, c'est... ta mère." renifla celle-ci d'une voix nouée.

Luna ne réagit pas, et se contentait de dévisager l'invisible inconnue, sans savoir comment réagir. Le concept même de "mère" lui était totalement étranger. Alors, la chose se détourna de Celestia, et se dirigea vers elle, lentement, ses ailes de poussières tendues vers le ciel; c'était le pas d'une reine. La princesse de la nuit fut tentée d'aller rejoindre la petite licorne violette dans le coin où celle-ci s'était terrée, mais derrière l'invisible créature, le regard de sa soeur lui disait de rester, qu'elle ne risquait rien. Arrivée en face d'elle, l'apparition s'agenouilla, une patte après l'autre, et redressa la tête, plongeant ses yeux invisibles dans les siens; Luna entendit alors le son de sa voix, pour la première fois:

Luna...

Tu n'es pas obligée de me reconnaître. Nous n'avons vécu que très peu de temps ensemble.

Tu es devenue une magnifique pouliche, quel dommage que je n'aie pu te voir grandir...

Elle ne lui avait pas parlé; Luna l'avait simplement entendue. Celle-ci resta muette, quelques instants; puis la réalité la frappa enfin, et elle se rendit enfin compte que devant elle se tenait sa véritable mère, ou ce qu'il en subsistait, une mère qu'elle n'avait connu qu'à l'époque où elle était trop jeune pour se souvenir. "Eeeep~" essaya t-elle de répondre, et ses jambes se fléchirent, et elle se laissa elle aussi aller aux larmes, enfin consciente qu'elle avait grandi orpheline, et cessé de l'être à l'instant. Contre son cou, elle ressentit une sensation tiède et ténue, témoin immatériel d'une marque de tendresse d'une mère envers sa fille qu'elle n'avait jamais pu recevoir auparavant; Celestia les regardait, l'oeil brillant, prête à attendre le temps qu'il faudrait à Luna pour redécouvrir sa mère, apprendre à la connaître, et peut-être à l'aimer. Le royaume pouvait bien leur accorder ces moments-là.

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Le peuple ne vous en veut pas, il a simplement peur...

Sa réalité a basculé, il prend conscience de la volatilité des choses, de leur vulnérabilité.

C'est déja arrivé par le passé, cette situation est grave, mais on peut parvenir à la surmonter sans trop de dommages.

"Ils sont au bord de l'explosion. Les émeutes se multiplient, la situation peut basculer à chaque heure, dit la déesse du jour, avant de gratter le sol du bout du sabot. Et ils semblent nous faire de moins en moins confiance, je ne me suis jamais sentie aussi... inutile que ces derniers jours."

Détrompe-toi, ils comptent sur vous plus que jamais, et s'en remettent entièrement à vous.

Tu incarnes à l'heure actuelle la seule créature capable d'infléchir le cours des choses.

Ne les laissez pas tomber, ne leur donnez en aucun cas cette illusion... Même si votre problème n'a probablement pas de solution. La situation finira par se tasser.

Allez les voir, mêlez-vous au peuple, soyez sincère avec lui... Ils ne doivent pas sentir qu'ils ont été abandonnés.

Celestia acquiesca sans dire un mot; le vent léger qui soufflait constamment dans la gorge était devenu plus fort, plus vif. "... C'est l'heure?" demanda t-elle.

Leur mère hocha la tête avec gravité; déja, des volutes de poussière commencèrent à s'échapper de son corps étheré.

"Maman! Tu t'en vas déja...? " s'écria Luna.

Je dois y aller, ma chérie... Ma place dans ce monde n'existe plus. Luna...

Celle-ci répondit d'une voix brisée. "... Oui?"

Tu es encore jeune, pleine de vie, et prête à découvrir le monde qui t'entoure... Ne mène pas la vie trop dure à ta grande soeur. Le royaume entier repose sur ses seules épaules, et elle n'a pas eu la chance d'être une pouliche.

Le vent sifflait, décoiffait les crinières, les emmêlait.

Quand à toi, Celestia, ne passe pas tout ton temps à regarder en arrière. Il n'y a pas d'âge d'or des alicornes. Notre espèce est décadente, mais elle n'est pas encore éteinte. Vous êtes la relêve, et nous vous faisons confiance. Adieu, mes chéries... Et que le ciel vous garde.

Une violente bourrasque emporta alors son enveloppe de poussière, qui se dissipa dans les airs. L'instant d'après, le vent s'arrêta net.

"Maman..." gémit inutilement Luna. Mais c'était terminé, ils étaient de nouveau seuls dans l'Abîme. Celestia alla récupérer sa couronne, et récupérer Étincelle du crépuscule qui s'était terrée derrière un rocher, le visage enfoui dans ses pattes avant. "C'est fini, lui murmura t-elle. Debout, nous partons." lui dit-elle en la secouant légèrement du sabot.

Luna ne voulait pas partir, elle ne voulait pas bouger d'ici. Ce moment n'avait duré que quelques minutes, qui ne faisaient pas le poids face à des siècles d'absence

"Luna?" l'appela sa soeur.

Elle ne répondit pas. Dans le mur devant elle, il y avait cette faille, et la curiosité s'était mise à la démanger. Et si elle osait...

Un sabot se posa sur son épaule. "Luna... " répéta calmement Celestia.

Celle-ci baissa la tête et partit vers l'autre bout du canyon, sans attendre sa soeur ni l'apprentie de celle-ci.

Au moment de prendre son envol, Luna osa un regard vers l'arrière; sa mère était revenue, et de l'entrée de la faille, elle les regardait partir. Elle n'était pas seule; à ses côtés, légèrement en retrait, d'autres formes ombrées l'accompagnaient, d'autres vestiges d'alicornes, rois, princes et reines de temps immémoriaux. "Vous êtes la relève, et nous vous faisons confiance.". Luna ouvrit ses ailes, et les deux alicornes quittèrent l'Abîme, laissant les ruines encore fumantes d'un monde éclatant derrière elles.

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"C'est le caveau de la famille royale, expliqua Celestia aux deux pouliches. Les trois d'entre elles étaient assises au bord du précipice, et regardaient pensivement l'abysse en méditant sur ce qui s'était passé. Quand un membre de notre famille sent ses forces qui l'abandonnent, la tradition veut qu'il fasse son dernier voyage seul, et que ses pas le mênent ici, jusqu'a l'intérieur de la grotte où son passage parmi les vivants touchera à sa fin."

"Hm-hm." répondit Luna, perdue dans ses pensées.

Au loin, un fracas lointain et régulier perturbait le calme du paysage. Étincelle du Crépuscule songea que c'était des poneys usagés et qui avaient fait leur temps qu'on jetait dans l'abîme, et que ses rapports avec l'existence ne seraient plus jamais les mêmes.

"C'est ici qu'elle repose, avec la plupart de nos ancêtres. Elle n'est pas vraiment morte, comme tu l'as vu, juste... décharnée. Elle ne répond pas toujours à l'appel, mais d'une certaine manière, nous ne sommes pas vraiment seules... J'aurais dû te parler de ça plus tôt, poursuivit Celestia. Mais il y a eu l'épisode Lune Cauchemardesque, et..."

"Je ne veux pas en parler." trancha Luna.

Les deux alicornes restèrent silencieuses, pendant quelques secondes.

"Celestia?"

"Oui, Luna?"

"Pourquoi Maman est partie?"

Celestia laissa son regard porter jusqu'au fond nimbé de brume du précipice. "Elle était... malade."

"Ah." répondit Luna.

"Ils étaient tous malades, poursuivit Celestia. Tous les alicornes."

Luna tourna la tête vers elle, intriguée.

"Une faiblesse généralisée, et une tendance à se laisser dépérir; le mal les a touché à peu près tous en même temps, tous les membres de la famille royale. Je ne connais pas les détails, c'est probablement documenté dans la bibliothèque du palais... Toujours est-il qu'ils ont trouvé plus prudent d'attendre qu'un remède soit trouvé avant de faire une descendance, et c'est là que Maman s'est montrée géniale, parce qu'elle ne les a pas écoutés... Et que je suis née."

"... Et moi?" demanda timidement Luna.

Celestia regarda le sol à ses pieds. "Dès que j'ai su lire et écrire, elle m'a enseigné tout ce qu'il fallait savoir pour régler... en commençant par ce qui était le plus important. Des rapports de décès arrivaient déja à une cadence alarmante, et après ma naissance, elle... n'était déja plus capable de se tenir debout."

Luna et Étincelle du Crépuscule suivaient ses paroles avec un profond intérêt teinté de crainte, conscientes que de douloureux souvenirs étaient en train de refaire surface; la déesse du soleil prit une inspiration, et poursuivit son récit:

"Quand ils ont vu que je me portais bien, ils ont décidé de s'y mettre, pardon pour les détails crus... Mais notre famille était déja morcelée, nous n'avons pas reçu beaucoup de nouvelles. Et Maman a décidé de m'offrir une petite soeur, contre l'avis de tous les docteurs qui lui juraient qu'elle y resterait. Une fois de plus, elle a décidé de ne pas tenir compte de leur avis, et une fois de plus, ils avaient tord. Elle a fait preuve d'une résistance héroïque pendant toute l'attente nécéssaire, et ils ont réussi à la maintenir en vie pendant... " Celestia fit un effort surhumain pour avaler sa salive. "... sa mise bas. Et tu es venue au monde, Luna."

Celle-ci resta un moment interdite. "J'ai... Elle est morte à cause de moi?"

Sa grande soeur hocha la tête. "Ne crois pas ça, ce n'est pas vrai. Elle a vécu pendant plusieurs mois après ta naissance. Elle arrivait déja à peine à s'alimenter, ca n'a aucun rapport."

Le silence retomba alors sur elle. Il s'écoula deux fracas avant que Luna ne remarquât un détail qui la perturbait.

"Attends une minute, tu dis qu'elle ne pouvait pas se déplacer, mais... Qu'est-ce qu'elle fait là?"

"Luna, je..." commença sa grande soeur.

"Tu n'est pas en train de me raconter des histoires, au moins? insista Luna. Comment elle aurait pu venir jusqu'ici dans l'état où elle était?"

"Lu..." Celestia détourna la tête, incapable de terminer.

"S'il te plait Tia, répond! J'ai pas été là pendant mille ans, j'ai le droit de savoir!" piailla Luna.

"Car c'est moi qui l'ai PORTÉE!" brailla soudain Celestia.

Étincelle du crépuscule et Luna sursautèrent, cette dernière poussa un petit cri; ses yeux se mirent à briller, et elle commença à dissimuler son visage entre ses sabots.

Un vol de corbeaux prit son essor d'un arbre lointain.

"Je suis désolée... laissa échapper la déesse du soleil d'une voix faible. C'est juste que je n'aime pas m'en rappeler. Mais si tu veux tout savoir, elle s'est montrée vaillante jusqu'au bout, et la dernière image que j'ai retenu d'elle lorsqu'il a fallu la laisser seule dans la caverne... "

Celestia leva les yeux vers le ciel bleu. "... c'était le sourire qu'elle m'a adressé à ce moment-là. A aucun moment, elle n'a voulu me rappeler sa condition, et mon souhait le plus cher dans la vie... c'est d'arriver à être comme elle."

Les trois juments finirent la journée sur les crêtes escarpées, au milieu des troncs de sapins blanchis par le soleil, admirant les paysages uniques en leur genre de cette région; quand plus tard dans l'après-midi, le cri lointain d'un sifflet de chaudière les rappela à l'ordre, elles firent demi-tour, conscientes que leur pélerinage touchait désormais à sa fin.

Le wagon d'habitation du train était baigné de la faible lueur orangée des luminaires du poste de commande; c'était le milieu de la nuit, et tout le monde dormait, excepté le chef de train, l'opérateur de bord, et désormais Princesse Celestia, qu'on venait de tirer avec délicatesse du sommeil.

"Hmmm, baîlla la princesse de la nuit, c'est toi qui pue comme ça, Tia?"

"Luna!" la reprit séchement sa grande soeur, avant de baisser les yeux et d'avouer, honteuse: "Elle a raison, j'empeste le jambon fumé. La cabine de douche a des dimentions prévues pour des poneys normaux, je suis sincèrement désolée, Messieurs."

"Ca va, répondit l'opérateur de bord, un étalon à corne blanc crème, on a l'habitude, avec eux." Puis il éclata de rire et, sous le regard noir de son chef, retourna à la rédaction de son télégramme. "Mi-lleu-deux-cent-pla-ces. Stop."

"Nous sommes bientôt arrivés à Nouvelle Cornéeant, murmura le chef de bord à sa reine. C'est là que nous allons vous laisser, de là, il devrait y avoir suffisament de trains vers Nombreux-Galops pour vous épargner une attente trop longue."

Celestia inclina la tête. "Merci de votre accueil et de votre sollicitude, je vous en remercie infiniment. J'espère que nous serons bientôt arrivés, je ferais n'importe quoi pour prendre une douche à l'instant."

"Même... Attendre? brailla l'étalon blanc crème en leur collant un papier sous le nez. Ils nous refusent l'accès aux voies."

"Ils nous... Quoi?!" répéta Celestia en lisant le contenu du télégramme, incrédule.

Styx C a Nv Corneenant
obj: acces STYX C
Supp: prior. NORM, disp 1200pl

Nv Corneeant à Styx C
Obj: Re: Acces STYX C
Supp: REF emeutes voie

L'opérateur de bord se leva de son siège en râclant le sol et se dirigea vers la porte qui menait à la passerelle extérieure en râlant: "Je sais, VOIE DE DELESTAGE, je vais régler ça, pas besoin de me le redire."

Le poney blanc ouvrit la porte en laissant l'air s'engouffrer avec un vacarme assourdissant, qui disparut aussitôt que celle-ci fut refermée; Celestia et les autres occupants du wagon qui s'étaient réveillés le virent se diriger vers l'avant de la locomotive par les vitres, et purent entendre très clairement malgré le double vitrage que leurs conneries le faisaient clairement chier et qu'ils aillent se faire foutre, tous ces trous du cul de gratte-papiers qui géraient l'arrivée des trains.

"Une émeute? Écoutez, Chef, commença Celestia, nous devons absolument descendre ici, j'ai abandonné le palais à un de mes neveux et je doute sérieusement de ses compétences, le temps joue contre nous."

Le chef fit non de la tête. "Navré, Votre Magesté, mais c'est le protocole. Nous préférons éviter de prendre des risques, et nous ne sommes pas en priorité urgente."

Au dehors, l'opérateur de bord hurla: dix secondes avant aiguillage!

Celestia trépigna sur ses sabots. "Je vous en prie, insista t-elle, c'est une urgence, le royaume est en train de tomber en morceaux et qui sait quelles bétises il a déja commis, et puis je dois prendre une douche, et... Dites-lui de ne pas détourner le train, je vous en prie!"

"Non. répondit le poney à qui elle s'adressait en la regardant droit dans les yeux. Les situations d'urgence ne concernent que les pénuries de carburant et les blessés à bord, et nous avons fait le plein à l'Abîme. Vous savez autant que moi que c'est quand on commence à ne pas respecter le protocole que les choses commencent à dérailler. Je vous en prie, n'insistez pas... Votre magesté."

Son interlocutrice cligna des yeux, deux fois; le chef de bord avait parfaitement raison. Elle ne pouvait pas arrêter ce train pour son intérêt personnel, et Vladimir qui tenait les rennes du royaume ne représentait hélas pas une situation assez catastrophique pour renverser la vapeur. "... Soît." répondit-elle en soupirant.

Trois secondes avant aiguillage!

"Accrochez-vous, votre Grandeur." lui conseilla le chef de train en s'arc-boutant contre une paroi du wagon, les deux sabots tendus en avant. L'alicorne comprit qu'il valait mieux l'imiter, et se plaça comme elle put dans la même position.

Sur la passerelle avant de la locomotive, le visage déformé par le souffle de l'air généré par leur déplacement, l'opérateur de bord plissait les yeux en les gardant fixés sur un imposant levier métallique dressé au bord de la voie. Moins d'une seconde avant qu'ils ne l'atteignent, le poney se concentra, et envoya une puissante décharge d'énergie psychique dans sa direction pour l'infléchir de l'autre côté; le train se dirigea alors à pleine vitesse sur le tournant serré d'une voie alternative, et une puissante force latérale secoua tout le wagon d'habitation, projetant les petits objets au sol et réveillant tous ses occupants, dont la moitié se rendormirent en grognant.

Quelques minutes après, Celestia était retournée sur sa couchette minuscule, et regardait en direction de la ville qu'ils contournaient d'un air mélancolique; elle espérait que les lueurs rougeoyantes qui teintaient le ciel au loin ne fussent que des lumières de lampadaires, et se mit à éprouver une inquiétude grandissante quand à l'état dans lequel ils allaient retrouver le palais après ce voyage qui n'en finissait plus.

Luna observait le paysage depuis un long moment déjà. Il faut dire que, dans ce train plus pensé pour les morts que pour les vivants, il n'y avait pas grand chose à faire, à part faire la conversation à ses compagnons d'infortune ; malheureusement pour elle, elles étaient toutes les deux profondéments endormies. Elle, la déesse de la nuit, n'avait pas cette chance. Sa mission divine retardait naturellement son cycle de sommeil, et d'habitude, elle prenait un bain bien chaud pour le faire venir plus vite. Mais ici, la seule chose à ressembler de loin à une baignoire était l'abreuvoir rempli d'eau glaciale, et elle vite regrettée d'y avoir glissé un sabot. L'espace d'un instant, elle s'était même demandée si elle ne pourrait pas simplement chauffer l'eau par magie, elle en était capable, mais ça lui parût assez impoli et de surcroît pas très royal. Alors, elle comptait les rochers. Elle était arrivée à 349 lorsqu'elle commença à remarquer un léger changement dans leur manière d'apparaître. Au début, Luna mît ça sur le compte de la fatigue, puis elle fût réalisa que le train ralentissait, lentement mais sûrement. Aussitôt, elle courût annoncer la nouvelle à sa soeur.

"Tia! Tia! On s'arrête!" couina-t-elle dans son oreille, tirant son aînée d'un sommeil agité.

Celestia grommela quelque chose d'incompréhensible en se frottant le museau, et répondît d'une voix endormie : "Tu es sûre que c'est pas ton imagination? Tu m'as déjà fait le coup y'a deux heures ..."

"Non, non, c'est pour de vrai! Lève-toi!"

Celestia s'extirpa péniblement de son étroite couchette et se mît sur pattes, encore à moitié endormie. Elle eût beaucoup de mal à suivre sa soeur jusqu'à la locomotive, dont elle semblait garder la porte. Elles restèrent pendant un moment immobile, face à face, sans parler, si bien que Celestia commençait à se demander si sa soeur ne l'avait pas reveillée juste pour lui jouer un tour.

"Eh bien, alors?" s'impatienta-t-elle. Elle désigna la porte du sabot. "Qu'est ce qu'on fait?"

"Ah! heu... " Luna feignît la surprise. "Tu pourrais leur ... demander? A ma place?" Elle détourna le regard, et fixa ses sabots d'un air embarrassée.

Celestia soupira et se demanda ce que la pouliche avait bien pûe faire pour redouter ainsi de rencontrer ces braves mécaniciens. Déterminée à ne pas se poser de questions inutiles et à tirer cette affaire au clair le plus vite possible, elle passa la porte avec son air le plus amical.

"Bonsoir, messieurs. Ma soeur et moi n'avons pas pu nous empêcher de remarquer que le train semblait ralentir, est-ce intentionnel?"

"Nous faisons escale, votre Altesse." fît l'étalon solitaire désigné pour veiller de nuit, entre deux pelletés de charbon. "Nous sommes bientôt à court de carburant, et nous ne pouvons pas prendre le risque de tomber en panne en plein désert." Il lâcha sa pelle, s'essuya le front, et ajouta d'un ton moins assuré. "Et nous avons tous besoin de repos, et d'un peu de bon temps ... J'espère que ça ne vous pose pas problème, votre Majesté, auquel cas nous repartirons simplement dès ..."

"Non, non. Faites donc." le coupa Celestia. Elle soupira. Même si elle ne l'admettrait évidemment pas, prendre un peu de retard lui semblait un faible prix à payer pour un bon repas et une bonne nuit de sommeil sans le ronronnement incessant du train. Elle se décida néammoins à ne pas avoir l'air gênée par cette soudaine prise d'initiative, et ajouta avec un sourire chaleureux "Nous en avons tous besoin, je crois."

"Bien vrai!" répondît l'étalon en souriant lui aussi. Il abaissa sa casquette et se remît à pelleter. "Nous serons arrivé à Détrot d'ici une demi-heure, vous devriez réveiller votre amie mauve, le freinage est plutôt brutal."

Celestia acquiesça du regard et le remercia, puis quitta la pièce, sa soeur derrière les talons. Elle lui confirma la nouvelle, et peu après, elles se retrouvèrent accompagnée d'Etincelle du Crépuscule sur le quai de la garde de Détrot, totalement désert à cette heure-ci, à l'exception de quelques vagabonds endormis sur les bancs. Etincelle du Crépuscule vît un des mécaniciens quitter la gare pour accoster dans la rue une pouliche habillée de manière très provocante, et partir avec patte-dessus patte-dessous, et rougît profondément : ce n'était pas le genre de chose qu'on voyait à Nombreux Galops.

"Le train est entre de bons sabots," fît un autre mécanicien en passant à côté d'elles. "Il sera prêt à repartir demain midi. "Heu, moi et les autres allons au bar, voudriez-vous par hasard vous joindre à ..."

"Nous avons surtout besoin de repos. Merci pour l'invitation." L'étalon acquiesça et se hâta de rejoindre ses collègues pour une nuit qui s'annonçait riche en beuverie et en juments. Quand à Luna, Celestia et Etincelle du Crépuscule, elles entrèrent dans le premier hôtel qu'elles vîrent.

---

"Bonsoir! Une chambre pour trois, s'il vous plaît."

"Ca fera 300 bits. Petit déjeuner de 8h à 8h15 inclus." répondît le vieil étalon derrière le comptoir, sans lever un instant ses yeux du journal qu'il tenait entre ses sabots. Les deux princesses se regardèrent sans trop comprendre. On leur demandait de payer? Elles n'avaient pas d'argent. Elles n'en avaient jamais eu besoin dans leur propre royaume.

"Euh ... Excusez moi, monsieur ... Vous savez qui nous sommes?" tenta Luna, aussi poliment qu'elle le pouvait, se retenant d'utiliser la Voix Royale de Canterlot. Le réceptionniste leva les yeux et les dévisagea un instant, puis replongea dans sa lecture en ajoutant d'une voix monocorde : "Ca fera 300 bits, Votre Altesse."

"Mais ... Nous n'avons pas 300 bits." Le réceptionniste soupira et haussa les épaules, d'un air oh-comme-c'est-dommage, et lança un hochement de tête discret et insolent vers la porte de sortie. Celestia grinça des dents, et lorsque sa corne commença à briller, Etincelle du Crépuscule sût qu'il était temps d'intervenir.

"Non, c'est bon! Je vais payer." Elle sortît de sa sacoche un sac de pièces dorées, qu'elle vida sur le comptoir. Les pièces se dispersèrent sur la surface en clinquetant, et le vieil étalon les compta d'un air ennuyé et balança la clé de la chambre sur le comptoir, priant silencieusement pour qu'on le laisse tranquille. Celestia prît les clés sans un merci et s'élança dans les escaliers avec ardeur, laissant sa fidèle étudiante et Luna derrière. Les deux laissées pour compte se regardèrent d'un air embarrassé, sous le regard glacial du réceptionniste, et Luna prît la parole.

"Je suis vraiment désolée, Etincelle du Crépuscule, nous te rembourserons dès que ..."

"Ce n'est rien, Princesse. J'ai tout ce qu'il me faut" la rassura-t-elle avec un sourire fatigué. "Par contre ... vous me devez le lit du dessus!" ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.

"Première arrivée, première servie!" Et elles montèrent les escaliers à toute allure en piaillant, réveillant une bonne partie de l'immeuble.

--

La chambre était étroite et sentait le renfermé, et semblait frémir d'une vie invisible qui donnait déjà des frissons à la pouliche mauve. Elle sût que même allongée sur une couchette individuelle, elle ne dormirait pas seule, mais avec des millions de minuscules acariens qui allaient sans doute lui coller un sacré rhume des fois le lendemain. Mais c'était un faible prix à payer pour une bonne nuit de sommeil, en silence, sans le tchac tchac régulier des roues sur les rails. Bonne joueuse, Luna laissa à Etincelle le lit du dessus et s'affaira à gravir les quelques pas de l'échelle, ce qui était loin d'être évident pour une pouliche de sa carrure. Quand elle atteignit enfin le sommet, elle s'écroula avec un soupir de bonheur ; elle ne se rappelait même plus de sa dernière nuit dans un lit digne de ce nom, et pourtant, ça devait remonter à pas si longtemps que ça. Au bout de 10 minutes à peine, elle dormait déjà paisiblement, ronflant doucement.
Celestia, en revanche, semblait plus soucieuse. Elle avait choisie une couche individuelle, dans un coin de la chambre, et tournait le dos au reste de la pièce depuis que sa soeur et Etincelle du Crépuscule y étaient entrées.

"Quelque chose ne va pas, Princesse?" demanda timidement Etincelle du Crépuscule depuis son perchoir. Elle avait beau être fatiguée, savoir la personne qu'elle vénerait le plus préoccupée lui faisait le même effet qu'un litre de café fort. "Si c'est pour ces 300 bits, je vous assure que ce n'est rien."

Celestia soupira et fît signe à la pouliche de venir s'installer à côté d'elle. Etincelle bondît du lit et se glissa sous les couvertures, et frémît lorsqu'elle sentît l'aile de son mentor lui recouvrir le dos. "Non, ce n'est pas ça, ma fidèle étudiante. Plus le temps passe, moins j'ai l'impression qu'être princesse rime encore à quelque chose. D'abord, ce mécanicien qui me propose d'aller me soûler avec lui comme si j'étais un simple pilier de bar ... et ce réceptionniste qui me fait payer pour une chambre aussi crasseuse, c'est lui qui devrait me payer pour que je dorme sur ce lit miteux!" cracha-t-elle d'un ton de dépit.

Etincelle du Crépuscule réfléchit un moment. Ce genre de comportement ne l'avait pas particulièrement choquée, elle qui était habituée à se faire marcher sur les sabots par tout Equestria dès qu'elle sortait du Palais Royal. Ce devait être quelque chose d'inné chez les alicornes, pensa-t-elle. Le besoin de respect, de soumission. Quelque chose d'instinctif, qui transformait le moindre signe de familiarité en irrespect, le moindre refus de privilège en offense.

"Chère Princesse Celestia, aujourd'hui j'ai apprise qu'être Princesse signifie avant tout être la Princesse des poneys, et que pour être la Princesse des poneys, on doit avant tout être un poney soi-même ..." chuchota-t-elle dans son oreille. Un petit sourire se dessina sur le visage de Celestia. "... et qu'être un poney, c'est aussi savoir accepter l'amitié et l'inimité des autres. Tout ça en gardant le sourire. Votre chère étudiante, Etincelle du Crépuscule." Elle fît mine de souffler en l'air, et fît jaillir une petite flamme de sa corne. Elles rîrent de bon coeur, et s'endormîrent l'une contre l'autre.

--

"Oh! Riche! C'est si bon! Plus fort! Plus vite!" gémît la pouliche de joie, confortablement allongée sur le lit moelleux taille royale, d'un ton un peu trop plat pour être crédible. Gerbant Riche, lui, ne gémissait pas et parlait encore moins ; il n'était pas vraiment d'humeur, car toute la journée, il s'était ennuyé, et il contemplait avec tristesse la pouliche qui avait coutée 500 bits à son père rebondir en rythme sur son bassin. Elle n'était pas spécialement douée, et même si elle l'avait été, il savait qu'elle ne l'aurait pas amusé plus que ça, car ce genre d'aventure l'avait lassé depuis bien longtemps. Il déchargea sans même le réaliser, et ainsi prise par surprise, la pouliche n'eût pas le temps de simuler un orgasme, et se retira sans plus de cérémonie avant de renfiler sa tenue provocante au possible, sans oublier un petit compliment hypocrite qu'il n'entendît même pas. Riche soupira, s'écroula sur les draps encore humide et contempla le plafond.

Les jours qui avaient suivis la fête chez Vladimir s'étaient écoulés incroyablement lentement. Il avait bien sûr la chance de ne pas manquer de sucre (quoiqu'il n'ait plus le droit de se resservir du dessert), donc ce n'était pas l'addiction physique qui le tiraillait. Tout simplement, il s'était plus amusé en une soirée chez ce prince raté que durant toute son existence. Même embrasser Vladimir, complètement ivre, lui avait semblé plus distrayant que la prostituée de tout à l'heure. A un point pareil, il considérait qu'il était temps de se poser des questions sur sa vie.

Un grincement de porte le sortît de ses rêveries, et il tourna la tête pour voir celle de son père, Salement Riche, qui venait d'entrer dans la chambre. Il s'assît aux côtés de son fils, et lui tapa dans le dos. "Alors, fiston? Elle était bien?" Il partît d'un bon rire énergique, et alluma un cigare.

"Géniale, papa." mentît Gerbant Riche. "Mais, euh, je crois que j'en ai un peu marre des mêmes pouliches ..."

Le visage de Salement Riche se pétrifia. " ... des étalons?" fît-il d'une toute petite voix.

"Non! Je veux dire, comme rencontrer des gens sans coucher avec. Enfin, pas forcément tout de suite, tu vois ..."

Salement Riche réfléchit un instant, et son visage sembla s'illuminer. "Eh bien, tu pourrais t'inscrire à ce club de golf, en plus la fille de Cuillère en Or y participe, ça serait une bonne occasion de conclure ce contrat sur les carrosses de luxe."

Son fils soupira. Il avait horreur du golf, horreur de la famille Cuillère, mais au moins, ça le ferait un peu sortir. Il acquiesça, et passa le reste de la journée à choisir l'équipement le plus cher qu'il puisse trouver.

A Détrot, la nuit a été courte, inconfortable ; au petit matin, Celestia émerge du sommeil, puis se rend compte que c'est Étincelle du Crépuscule qui l'a tirée du sommeil. La licorne violette a froid. Elle a faim. Elle a peur. Celestie comprend le message, et lui ouvre les portes de son long corps blanc, bientôt brûlant de désir. Dans cette chambre d'hôtel glaciale, à incalculable distance du palais, l'apprentie comme sa reine vont échanger les câlinages, les cajoleries et bien plus encore, entendues que les rapports physiques constituent le meilleur raccourci vers le réconfort ; cependant, par un improbable jeu du destin, aucune des marques de son affection débordante envers la pouliche violette n'ont échappé à son neveu, ni à sa cour, malgré l'éloignement. Tout le monde était au courant, et plus personne n'y prêtait attention ; néanmoins, Vladimir y voit là une occasion inespérée de prolonger sa régence, et tente de s'engouffrer dans la faille que lui offre sa tante du mieux possible... et il y parvient. Celestia quitte l'hôtel en compagnie de sa soeur et de son apprentie ; à ce moment-là, elle n'en a pas conscience, mais les mâchoires d'un terrifiant piège judiciaire se sont refermées sur elle.