Le museau du pégase approcha si près du nuage qu'on aurait pu croire qu'il allait s'en servir pour sarcler le gaz. Les naseaux frémirent, reniflant, s'agitant. Ils continuèrent ce petit jeu quelques secondes avant de brusquement s'arrêter. Là. Juste là.
Le propriétaire du museau en question ne releva pas la tête. Au contraire même, il la plongea toute entière dans le nuage.
C'était toujours curieux de toucher des nuages, même quand on avait passé sa vie à les manipuler. Ils étaient doux et fermes à la fois, ni frais, ni chauds, juste à la bonne température. Plus d'un pégase l'aurait affirmé sans mentir : il ne s'était jamais aussi senti bien qu'auprès d'un nuage, à part peut-être contre le sein de sa mère. Et encore.
Le nuage était au centre de la vie du pégase, comme tous ceux de sa race. Du gaz, il en faisait son toit, il en tirait son eau, il le modelait selon ses besoins.
Quelque part, il savait que sans les nuages, la race pégase n'aurait qu'à faner puis mourir. Ce n'était même pas une pensée en l'air, c'était une réalité.
Depuis dix ans, les nuages de Cloudsdale protégeaient la Junte. Enfin, la Junte...ce qu'il en restait. Le pégase se souvenait bien d'avoir porté l'armure, d'avoir patrouillé dans les rues d'Equestria, d'avoir dû emprisonner quelques terrestres parce qu'on lui en avait donné l'ordre.
Mais ces souvenirs étaient flous, opaques. Comme s'il avait assisté à cela sans en faire vraiment partie. Il était né pour la guerre et formé à celle-ci. Il avait pris les armes et rempli son devoir. Et même s'il n'avait jamais été un grand soldat à cause d'une de ses ailes jamais remise d'un accident de vol, il avait essayé au mieux de se montrer digne de sa tâche.
Alors que penser du cataclysme qui s'était abattu sur eux ? D'abord le roi Hélios qui était assassiné à la St Galopin avec le Chancelier Strawberry, leur coup d'Etat salvateur, la situation qui se redressait lentement...puis l'horreur. Le cauchemar. Comme s'ils n'avaient que sorti la tête de l'eau pour mieux se noyer.
Tous les officiers tués les uns après les autres, le Commandant Haboob dos au mur qui tentait un coup de poker pour battre leur ennemi. Et la défaite par les nuages, la défaite de Caspar. L'endroit sacré des poneys volants, là où tant de générations de pégases avaient triomphé. L'endroit où eux avaient perdu.
Le plus terrible dans tout ça, c'est que lui n'avait pas eu la chance de se battre. Son handicap l'avait fait affecter aux troupes de renfort de l'armée régulière. Ils étaient censés fondre au nord de la mer de Caspar si le besoin s'en était fait sentir.
Il se rappelait avoir attendu et attendu encore. Lui et tous ses frères d'armes, les rebuts de l'armée pégase, pourtant prêts à lutter jusqu'à la mort pour prouver que même si leurs corps étaient imparfaits, leur volonté était de fer.
Quand ils avaient vu le messager du Commandant venir apporter ses ordres au capitaine Austru, tous les pégases avaient senti un frisson naître au bas de leur bassin et remonter le long de leur épine dorsale. Ils allaient enfin se battre. Enfin prouver qu'ils étaient dignes de leurs ancêtres.
Pourtant, le capitaine Austru n'avait pas obéi à ses instructions. Il n'avait pas commandé les troupes jusqu'à la mer de nuages. Au contraire, il avait fait sonner la retraite.
Tous les soldats s'étaient entre-regardés. Se retirer ? Au moment où leurs frères avaient le plus besoin d'eux ?
Austru avait été inflexible. C'était le repli.
Une vague d'indignation avait traversé l'armée. Le capitaine n'avait pas le droit de faire ça ! Comment pouvait-il regarder la bataille droit dans les yeux et s'en détourner ? Lui, qui avait connu la guerre contre la Horde et la victoire des Trois Pics ?
Sur le coup, le pégase blanc ne s'était pas expliqué. Il avait répété ses ordres et pris la tête de la colonne. Et étrangement, la troupe avait suivi. Elle brûlait de se battre, elle voulait aller au feu mais elle n'avait pas osé désobéir à une consigne directe de son supérieur.
La petite armée avait volé jusqu'à la station météo de Cloudsdale où elle avait déposé son paquetage. Les poneys étaient fourbus, et avaient soif d'explications. Austru avait tout simplement répondu qu'il avait appris que l'armée régulière avait été massacrée par leur ennemi et que dans ces conditions, une colonne de renforts composée de rebuts n'aurait aucune chance.
Un caporal s'était alors exclamé « alors quoi mon capitaine ? On reste là jusqu'à ce que les choses changent ou quoi ? ». Austru avait répondu d'une voix neutre : « messieurs, vous venez d'entendre le programme ». Puis, il s'était retiré sous sa tente.
Dans les premiers temps, l'armée n'avait pas osé y croire. C'était impossible. Le Commandant Haboob avait sûrement triomphé, leurs ennemis avaient fait passer un faux message aux renforts. Ils auraient l'air bien tiens, quand leurs camarades viendraient les chercher. Ils passeraient tous en cour martiale pour désertion, le capitaine Austru le premier.
Mais aucun camarade ne s'était présenté. Ni le premier jour, ni le second, ni le troisième. Ni aucun jour en fait.
Quelques pégases avaient pris sur eux de rallier la mer de nuages de Caspar pour savoir ce qu'il en était. Et d'après leurs dires...ce qu'ils y avaient trouvé était terrifiant. L'eau en suspension des nuages était devenu une barbe à papa rose et collante, dans laquelle des pégases s'étaient englués et étaient morts étouffés.
Des cadavres de l'armée régulière avaient été découverts écrasés au sol, leurs corps en parfait état hormis leurs ailes qui semblaient n'avoir jamais été là.
Et quelques survivants traumatisés, tournant en rond sans but dans le ciel, trop choqués pour dire précisément ce qui s'était passé. Mais c'était suffisamment clair : le massacre affirmé par le capitaine Austru avait bel et bien eu lieu. Et si l'armée avait été balayée comme un vulgaire stratus, il était clair que la colonne de renforts n'aurait en rien fait la différence.
La prise de conscience avait stupéfié tous les pégases : Austru leur avait sauvé la vie. Ca tenait peut-être de la lâcheté, mais ils avaient échappé à une mort affreuse.
A partir de là, le pégase blanc avait confirmé son statut de leader de la petite armée. Et quand il avait annoncé qu'ils resteraient longtemps à Cloudsdale, personne ne l'avait contredit.
Dans les premiers temps, ils avaient envisagé de retourner à terre mais cela s'était révélé impossible. Equestria avait été soudainement prise en otage par le même monstre qui avait décimé leurs rangs. La nation était devenue son jouet.
Les pégases n'avaient trouvé leur salut que dans l'exil à Cloudsdale où étrangement, leur ennemi les laissait en paix. Ils pensaient à leur famille, à leurs enfants, aux leurs restés au sol, à la merci de cette créature. Mais ils ne pouvaient rien faire.
Alors ce qu'il restait de la Junte avait fini par se faire une raison. Avec le temps, tous s'y étaient plus ou moins fait à la vie à la base météo. A travailler pour ne pas être désœuvré, à agrandir la station, à chasser des arcs-en-ciel pour en extraire le spectrum. A cultiver les nuages aussi, pour qu'ils aient de quoi manger.
C'était précisément ce qu'il faisait en ce moment. Cela leur avait pris du temps de transformer un bête nuage en zone cultivable pour les légumes, à trouver le moyen pour que les graines y poussent et ne traversent pas le gaz. Et c'était un peu gênant de se retrouver à faire un travail de terrestre, surtout sans leurs sabots verts. Mais en dix ans, ils avaient acquis de l'expérience. Et les carottes étaient mangeables, c'était déjà ça.
Il finit par la sentir. Une belle botte de légumes, juste devant lui. Il saisit les feuilles dans sa gueule et tira. Quelques secondes plus tard, tête et carottes sortaient ensemble du nuage.
Le pégase était satisfait de lui. Il n'avait qu'à l'apporter aux cuisines pour le repas de ce soir.
Du coin de l’œil, il vit le capitaine Austru passer à côté de lui, sans lui prêter attention et s'installer juste au bord du champ de nuages. Il n'avait pas besoin de l'observer pour savoir que l'officier allait perdre son regard dans l'horizon, comme s'il attendait un signe, ou un miracle qui ébranlerait Cloudsdale et remettrait ses habitants sur le sentier de la guerre.
Le capitaine faisait cela chaque jour depuis dix ans. Et on ne pouvait pas vraiment blâmer son supérieur pour cela, lui aussi caressait l'espoir qu'un beau jour, la situation se débloque.
Le poney volant resta encore quelques secondes avec la botte en gueule avant de déployer ses ailes et de se laisser porter jusqu'aux cuisines. Ce soir, c'était purée de carotte pour tout le monde.
La chaleur de la forge était étouffante. Celestia avait l'impression d'être enfermée dans une étuve. Sa robe luisait de sueur et régulièrement, des gouttes de transpiration pendaient le long de son pelage avant de tomber au sol dans un rythme irrégulier. A chacune de ses inspirations, elle avait l'illusion d'avaler la fumée qui sortait d'un volcan.
Il faisait tellement chaud que Luna avait choisi d'attendre au dehors de la pièce. Celestia ne pouvait pas en vouloir à sa sœur pour ce choix. L'alicorne bleue avait toujours eu un certain rejet des hautes températures. Au contraire, le froid l'avait toujours attirée. Celestia se souvenait de vacances à la station de ski de Hooveschevel où Luna avait passé deux bonnes heures à cavaler sur les pistes, explorer la forêt de pins environnante et à faire des igloos. Elle avait même attrapé un rhume carabiné, sortant en pleine nuit pour faire un poney de neige.
Mais Luna n'avait jamais regretté son geste, même avec son museau qui coulait, la bouche sèche, et grelottante de fièvre sous les couvertures.
Celestia battit plusieurs fois des paupières pour dégager ses yeux. Ses cils accrochèrent quelques perles de sueur.
Mécaniquement, elle souffla pour se rafraîchir le visage.
Tout autour d'elle, le monde était une teinte de rouge. La pièce avait été pensée pour que la lumière du soleil se décompose dans des tons grenat quand elle pénétrait dans la salle, mais les flammes de la forge en action changeaient cela. Le feu élysiuméen détenait la rare caractéristique de ne pas comporter une nuance de jaune. Du rouge, de l'orange, du bleu et du vert quelquefois, mais jamais de jaune. C'était la couleur maudite, celle des Événements.
Celestia n'avait jamais vraiment su ce qui s'était passé à cette époque. Ses parents n'en avaient jamais parlé et alors même qu'elle était l'hôte de la Cité de Cristal depuis dix ans, et que l'Alma Mater lui accordait une pleine confiance, là aussi les lèvres des alicornes étaient restées closes. Seule Erèbe avait accepté de dévoiler quelque peu les souvenirs de cette époque. Et encore.
Celestia détourna franchement le regard quand le marteau du forgeron, entouré d'un halo rubis, frappa le métal. Des étincelles cobalt sautèrent jusqu'au sol cristallin.
_Tu n'es pas obligée de rester derrière moi pendant que je travaille, fit remarquer la voix de l'étalon, entrecoupée des coups réguliers de la masse sur le métal. Sors, si tu veux.
_J'aime bien voir pour apprendre, répondit Celestia, haussant le ton pour se faire entendre par dessus le boucan.
C'était tout à fait vrai. Avec l'âge, l'alicorne avait appris l'importance de l'observation. Se mettre sur le côté et regarder. Apprendre.
Ca n'avait pas toujours été ainsi. Plus jeune, Celestia était une tête brûlée. Foncer droit devant sans se poser de question, résoudre le problème par l'action, c'était son credo.
Mais avec le temps, Celestia avait grandi. Dans tous les sens du terme. D'abord, elle avait fini par atteindre sa taille de jument adulte : ses os ne la lançaient plus la nuit, sa corne avait définitivement arrêté de la démanger et elle avait même fini par se faire à sa crinière quadricolore.
Mais c'était dans sa tête que désormais, Celestia se sentait grande.
Elle avait l'esprit préoccupé plus par le bien être des autres et de sa sœur que du sien, et s'était faite à l'idée de cheminer lentement vers son objectif.
La première année de sa présence ici, ça n'avait absolument pas été le cas. Elle avait passé le plus clair de son temps devant le bouclier magique, à tourner et retourner en rond devant. Elle brûlait de descendre en Equestria, et de régler son compte à Discord.
Maintenant, elle le désirait toujours autant, mais c'était différent. Elle sentait qu'il ne s'agissait pas seulement d'elle et du draconequus. D'autres poneys étaient impliqués, des êtres qui souffraient sous la férule de l'esprit chaotique.
Celestia sentait le devoir peser sur ses épaules. Celui de redresser le pays une fois Discord défait.
La décade passée n'avait pas été qu'un entraînement pour son corps. Elle avait forgé son esprit en compagnie de l'Alma Mater, à se piquer de politique, à tirer les grandes idées de la politique alicorne et à voir comment elle pouvait les combiner avec ses vues personnelles. Elle avait passé de nombreuses heures les sourcils froncés, à se demander ce qui clochait en Equestria, pourquoi un système qui semblait si parfait – trois races, trois chefs, trois régimes – s'était révélé en fait si faible, sujet à la déstabilisation et au chaos.
Elle n'avait pas encore toutes les réponses. Mais elle ne désespérait pas de les avoir un jour et de pouvoir les apporter en Equestria.
Pour faire cela toutefois, il faudrait passer par la case guerre. Et c'était justement pour cette raison que Celestia se trouvait dans la forge d'Acamas aujourd’hui. C'était l'unique forgeron de l'Elysium. Alicorne massif au pelage gris souris, Acamas se mêlait peu à ses frères et sœurs de race. Il passait le plus clair de son temps dans son atelier, à travailler sans relâche ses feux et à battre ses ouvrages.
Dans les faits, Acamas maîtrisait mieux l'art du verre et du cristal, capable de remplacer à peu près n'importe quoi dans l'Elysium en très peu de temps. Mais le forgeron de la république alicorne savait quand il le fallait, travailler d'autres matériaux.
Comme ici, le métal.
Malgré la chaleur, Celestia essayait de ne pas perdre une miette du fer chauffé à blanc, qui se transformait entre les sabots experts de l'artisan. Comment ce morceau de roche arraché à la montagne pouvait à se point se plier à la volonté d'Acamas ?
C'était stupéfiant. Celestia sentait en elle remonter cette faim de connaissance, cette soif technologique qui l'avait tant remuée à Manehattan. Là où elle avait compris que quelquefois, la beauté n'était pas qu’esthétique, qu'elle pouvait être mécanique. Qu'un cœur pouvait battre derrière une mer de rouages, de courroies et de bielles, et que l'huile qui suintait de ce cœur mécanique n'était au fond pas si différent du sang qui coulait au sein de son homologue organique.
Celestia quitta la forge de ses pensées pour revenir à la véritable qui était devant elle. Dans quelques instants, elles seraient terminées. Déjà, les grands bacs remplis d'eau venue des sources semblaient frémir et s'agiter, comme s'ils savaient que le chef d’œuvre de leur maître approchait.
Acamas travaillait sur ce projet depuis de longues semaines. L'idée originale avait été de Celestia mais les plans avaient été tracés de la patte même de sa jeune sœur. Des croquis parfaits, avait commenté l'artisan avant de se mettre au travail. Luna avait parfaitement su respecter les proportions et donner vie à ce projet, simplement avec un fusain en gueule.
Étonnant comment l'univers martial seyait à l'alicorne bleue. Elle si taciturne en temps normal, Celestia l'avait déjà vue glousser à nouveau comme une petite pouliche pendant les entraînements de combat ou être complètement absorbée par des livres qui traitaient de stratégie et de tactique de très haut niveau.
Quelquefois, Celestia se demandait si ce n'était pas la manière de Luna de compenser un manque. Le manque de leurs parents.
Pour Celestia aussi, Hélios et Aztarté laissaient un vide cruel dans son cœur. Mais quand ils étaient partis, elle avait déjà dix-sept ans. Elle avait eu quelques moyens pour faire face.
Luna, elle, avait grandi dans leur absence. Et même si Celestia faisait ce qu'elle pouvait pour se poser en figure maternelle, ce n'était pas Aztarté. Ni elle, ni Erèbe, ni même l'Alma Mater ne l'était.
Celestia espérait qu'il n'y avait pas trop de souffrance derrière les grands yeux cyan de sa sœur.
Mais si elle-même avait été dévastée par la perte de leurs parents, comment une enfant comme Luna avait-elle pu tenir ? L'ancienne princesse des licornes ne cessait de se poser la question.
Et quelque part, elle ne voulait pas obtenir de réponse.
Dans un sifflement de Tartare, Acamas plongea ses ouvrages dans l'eau fraîche. La vapeur envahit la forge, masquant tout pendant quelques secondes. Celestia battit du sabot devant elle pour se dégager le regard.
Et enfin, elle les vit.
Émergeant de l'eau désormais bouillante, les plaques d'armures renvoyaient la lumière autour d'elles. Elles seraient les pièces centrales des caparaçons que les deux sœurs porteraient très bientôt.
Au cours de leur entraînement, Celestia et Luna avaient vite découvert qu'elles étaient plus efficaces en gardant les Éléments d'Harmonie près d'elles. Mais même si la télékinésie était un sort basique, il mobilisait de l'énergie magique. Énergie dont elles auraient bien besoin pour se battre contre Discord.
Sans compter qu'un instant de relâchement suffisait pour qu'un des joyaux n'échappe à leur contrôle.
Pour pallier à ce problème, Celestia avait émis l'idée de caparaçons conçus tout autant pour les protéger elles, que les Éléments.
L'idée de se voir en armure aurait encore fait sourire Celestia il y avait peu de temps. Mais ce n'était hélas plus une plaisanterie. Ou alors le sens lui en échappait complètement.
Depuis dix ans, elle et sa sœur se préparaient toutes deux à la guerre. Il fallait qu'elles soient fin prêtes.
Et avec le sort de protection qui arrivait à sa fin, il fallait qu'elles le soient maintenant.
Les grandes portes du jardin s'ouvrirent avec fracas, laissant passer un Sombra rageur. La licorne marchait vite, manquant presque de se prendre les sabots dans sa cape écarlate. Les quelques domestiques qui se trouvaient sur son chemin se hâtèrent de faire de la place au Grand d'Equestria.
Le duc était capable du pire à tête reposée, alors quand il se laissait gagner par la colère...
Sombra maugréait en descendant le petit escalier de pierre qui reliait le palais ducal à ses jardins. Ces derniers avaient été conçus dans le pur style de Manedrid, avec tout ce que la proximité d'avec Agrabay avait pu apporter, des grandes fontaines aux quanats, en passant par les pergolas de roses.
La licorne avait trouvé particulièrement à propos de reproduire les jardins de sa ville natale au palais. Comme un rappel permanent de son ancienne vie de bourgeois, pour lui remettre en mémoire ce qu'il avait été. Ce qu'il dépassait désormais en puissance et en respectabilité depuis une décade maintenant.
Et puis lire un traité de magie noire n'avait jamais été aussi agréable que de sous les feuilles d'un oranger.
Ce fut justement près de l'orangeraie qu'il retrouva maître Discord : recouvert d'un drap blanc, le draconequus était étendu de tout son long sur un transat en bois.
Il avait la tête versée en arrière, pliée selon un angle qui aurait rompu le cou à n'importe qui d'autre. Le bas de son visage était recouvert d'une mousse blanche, sur laquelle un poney passait régulièrement un rasoir à sabot.
Sombra avait du mal à comprendre comment le draconequus pouvait remettre ainsi sa vie entre les sabots d'un domestique. Il suffisait que le poney appuie le fil de la lame un peu plus bas, et il lui ouvrait le cou.
Il était vrai que la licorne doutait qu'une chose pareille puisse tuer un esprit du chaos. Mais malgré tout. Laisser un pouvoir si grand à un être qui par définition était à son service...
_Sombra, marmonna Discord sans lui jeter un regard. Belle journée ?
_J'ai à vous parler, répondit sèchement la licorne. En privé, ajouta t-il, jetant un regard méprisant au domestique.
Le poney interrompit le passage du rasoir sur la mâchoire de Discord, hésitant visiblement sur la marche à suivre. Devait-il obéir au Grand d'Equestria ou finir le rasage du seigneur du chaos ?
Discord trancha pour lui en faisant un vague signe de la patte.
_Tu peux te retirer, lui glissa l'esprit du chaos en se redressant lentement sur le transat. Nous reprendrons ceci plus tard.
Le poney courba la tête en déférence, passa un linge sur la figure de Discord, et attrapa le drap en gueule avant de s'en aller.
Discord le regarda s'éloigner quelques secondes avant de soupirer.
_Sweeney est vraiment un bon barbier. Tu devrais peut-être lui demander de te passer un coup de lame à l'occasion. Tes favoris font vraiment négligé.
_Je ne suis pas venu vous voir pour parler pilosité faciale, gronda Sombra en se plaçant devant le draconequus qui n'avait toujours pas bougé de sa chaise longue.
_C'est pourtant un sujet des plus intéressants, répliqua Discord qui s'était soudainement retrouvé affublé d'un costume et d'un haut de forme, une tasse de thé flottant à côté de lui.
Sombra se garda de rouler des yeux. Discord était impossible quand il le voulait.
_J'avais ordonné l'exécution d'un poney hier matin, expliqua la licorne grise. Et vous l'avez fait libérer. Pire, vous l'avez renvoyé chez lui avec un sac de nourriture.
_Et alors ? demanda Discord en haussant les sourcils.
_Maître, formula lentement Sombra, quand je prononce une peine capitale contre un traître, j'entends qu'elle soit appliquée. Vous l'avez soustrait à son châtiment.
_Il avait volé de la nourriture, objecta Discord. Ce n'est pas comme si c'était la pire trahison à laquelle nous avons été confrontés.
_Et vous avez aussi permis à sa femme de quitter le palais, poursuivit Sombra sur sa lancée. Alors que je l'avais réservée pour la nuit.
_Je ne vois pas le problème, répondit le draconequus.
_Vous êtes trop arbitraire, voilà ! s'exclama Sombra, frappant d'énervement de son sabot les azulejos sur lesquels il se tenait. Si vous annulez des condamnations pour votre seul bon plaisir, il n'y a plus de châtiment qui tienne ! Il faut de la logique dans l'administration de peines. De la rigueur. Et tout en sachant à quel point le concept peut vous être étranger, de l'ordre.
Discord se redressa sur son transat et quitta brusquement sa chaise longue, dominant Sombra de toute sa hauteur. Le duc se rendit alors compte à quel point quand il le voulait, maître Discord pouvait être grand.
_L'ordre m'est étranger ? répéta le draconequus, la voix prenant une teinte moqueuse. Regarde autour de toi. Regarde tes paisibles jardins, regarde tes canaux, regarde tes roses.
Il claqua des doigts. Tout autour de Sombra, la réalité se modifia à une vitesse effrayante : l'eau entra en suspension, s'amalgamant en sphères incolores qui grimpaient au ciel. La croissance des fleurs s'inversa, les pétales se repliant sur eux-mêmes jusqu'à ce que les plantes redeviennent boutons et rentrent en terre. Les motifs des azulejos ne cessaient de changer, grouillant comme des vers bleutés sur les pavés.
La licorne n'osa déglutir de peur que son système digestif lui aussi, ne soit affecté par la magie chaotique.
_Regarde à quel point si je le désire, je peux modifier les choses.
Sombra se sentit perdre l'équilibre. Les choses semblaient glisser autour de lui. Il tombait. Mais le pire, c'était qu'il tombait
en haut !
Il battit des pattes, s’empêtrant dans sa cape, cherchant à s'accrocher à ce qu'il put. Il mordit dans une pergola pour freiner sa chute, le bois lui abîmant les dents, les épines de rose se fichant dans sa langue.
La douleur lui fit monter les larmes aux yeux. Quand il rouvrit les paupières, il vit deux immenses globes oculaires jaunes et rouges le fixer avec amusement, comme s'il n'était qu'un insecte sous la loupe d'un entomologiste.
_Si je le veux, je peux modifier la réalité au delà de toute compréhension, annonça Discord. Même toi, avec toute ta magie noire, tu deviendrais fou juste à essayer de comprendre ce que tu regardes. Je crois que tu as oublié un fait essentiel Sombra : tu es mortel. Moi, je suis bien au dessus de ça.
Sombra aurait voulu se confondre en excuses, se plaquer ventre à terre et implorer le pardon du draconequus mais son cerveau lui martelait toujours la même information : s'il lâchait la pergola maintenant, il était bon pour une chute sans fin jusqu'au delà des limites du ciel !
_ N'oublie pas ce que tu me dois, le sermonna l'esprit du chaos. Je t'ai fait régent de ce monde. Je t'ai donné un titre. Je t'ai donné un pouvoir immense. Et tu oses te plaindre que parfois les choses ne vont pas toujours dans la direction que tu souhaites ?
Discord siffla de colère.
_Ne m'ennuie pas avec tes caprices, petit duc. Ne viens pas gronder à mon oreille parce que pour une fois, tu n'as pas fait exécuter quelqu'un par lubie ou que tu n'as pas pu te ventrouiller avec une femelle.
Il approcha son museau de l'oreille de Sombra, si près que le duc sentit frémir les narines du draconequus.
_Est-ce que c'est clair ?
Malgré la douleur qui lui vrillait entièrement la mâchoire, Sombra s'efforça d'hocher la tête. Discord claqua une nouvelle fois des doigts et dans un grand flash blanc, tout revint à sa place : l'eau regagna les canaux, les fleurs ressortirent de terre et les motifs des azulejos furent fixes pour de bon. Et le plus important, la gravité retrouva ses droits.
Sombra le comprit en s'écrasant douloureusement au sol, le corps meurtri contre les dalles bicolores.
Il se releva en chancelant, tandis que Discord avait paisiblement repris sa position initiale, allongé dans la chaise longue. Le barbier qui officiait quelques minutes plus tôt était même en train d'étaler à nouveau du savon à barbe avec l'aide d'un blaireau sur le menton du draconequus.
Sombra clopina à travers le jardin pour regagner la sécurité du palais ducal. Il avait besoin d'une bonne coupe de vin et de quelques prisonniers sur lesquels passer ses nerfs.
Mais le Grand d'Equestria retiendrait la leçon : il y avait des occasions où les mortels ne devaient surtout pas déranger les dieux...
La plate-forme de l'Elysium semblait terriblement vide à Celestia. Aussi vide qu'à son habitude en fait. Et c'était bien ça le plus perturbant.
Dans quelques minutes, le sort de protection qui entourait la cité se briserait, condamnant la république à l'anéantissement. La jument supposait que les alicornes se seraient rassemblées pour fuir la ville avant sa fin.
Mais ses frères et sœurs de race vaquaient à leurs occupations comme si de rien était. Celestia ne comprenait pas comment ils pouvaient être si sereins à l'approche de leur fin.
Le bouclier de protection scintilla sous l'effet du soleil. L'alicorne blanche laissa son regard se perdre dans ses tons irisés.
Elle baissa le museau et soupira tristement. Ca allait être dur de quitter la cité de cristal. Au sens propre tout d'abord, puisque elle et Luna devraient naviguer dans l'explosion magique qui noierait bientôt l'Elysium. Mais aussi au sens figuré.
Qu'elle le veuille ou non, la république était son foyer. C'était là qu'elle était née, bien qu'elle n'ait plus de souvenirs de cette époque.
C'était là que sa mère l'avait envoyée se cacher pour que Discord ne la tue pas. C'était là qu'elle avait fait le deuil de ses parents et qu'elle avait grandi pour de bon.
Savoir que la ville de cristal et de verre allait disparaître, ça faisait quand même quelque chose.
Celestia sentit une patte se poser sur la sienne. Elle releva la tête pour tomber museau à museau avec sa jeune sœur, qui lui jetait un regard inquiet.
_Tout va bien Tia ? demanda Luna.
_Ca va, répondit Celestia en se forçant à sourire. C'est juste que...ça va être dur de laisser l'Elysium derrière moi.
_Tu es attachée à cet endroit, et nous le sommes aussi, lui assura sa cadette. Mais n'oublie pas que nous sommes toutes les deux arrivées ici en sachant que nous devrions en repartir un jour. Equestria a besoin de nous.
Le sourire de Celestia s'élargit un peu plus.
Et c'est censé être moi la grande sœur, pensa t-elle. Elle entoura Luna de ses ailes, l'enlaçant avec amour.
_Tu as raison Lu. Je dois me reprendre. Nous avons une mission à remplir.
Elle maintint l'étreinte contre sa jeune sœur quelques instants avant de la briser et de porter à nouveau son attention sur le bouclier. Il ne faudrait pas faire d'erreur. D'après ce qu'avait dit l'Alma Mater, elles auraient quelques secondes pour filer avant que le retour d'énergie magique ne frappe l'Elysium.
_Erèbe t'embrasse au fait, dit Luna en se plaçant à côté de son ainée. Elle nous a aussi chargée de te remercier pour avoir permis de lancer le sort de protection.
Celestia regarda Luna sans comprendre. Que voulait dire Erèbe ? Le sort allait tuer l'alicorne couleur menthe, comme tous ceux qui avaient choisi de rester dans la cité de cristal. Comment pouvait-elle remercier Celestia pour ça ?
_Elle a dit qu'elle allait revoir Arcas et Aéther. Qu'elle serait à nouveau avec sa famille et qu'elle te disait merci pour permettre ça.
Celestia sentit son cœur se serrer. Erèbe avait peu parlé des siens au cours de l'exil elysiuméen des deux sœurs. Et elle n'allait pas la blâmer pour ça. Les Événements l'avaient dévastée au delà des mots, comme ils avaient ravagé toute la république.
Celestia soupçonnait d'ailleurs que le stoïcisme des alicornes devant leur mort imminente n'était qu'au final une manière d'être en paix avec elles-mêmes. Comme si elles n'auraient pas dû se relever après le règne de Lucimare et mourir avec les leurs.
_Nous n'avons pas vu Tante Alma par contre, poursuivit Luna. Elle s'est enfermée dans sa tour ce matin, dit l'alicorne bleue en pointant du sabot le donjon de cristal.
Celestia aurait aimé s'entretenir avec elle une dernière fois. Mais elle n'en avait plus le temps.
Elle enfila ses sacs contenant les pièces d'armures et les Éléments, grimaçant sous leur poids. Et encore, elle n'en portait que la moitié !
Elle déploya ensuite ses ailes, et attendit. Son cœur battait à en éclater. Elle était pratiquement sûre qu'à côté d'elle, sa jeune sœur ressentait la même chose.
Trois.
Deux.
Un.
Le bouclier s'évapora. Les deux sœurs s'élancèrent.
Dans la Tour des Éléments, l'Alma Mater sourit en voyant les deux silhouettes disparaître à l'horizon. Elles allaient y arriver. Elle en était persuadée. Elles avaient eu un excellent entraînement.
Un grondement sourd fit tinter le verre et le cristal de la cité. Le reflux magique arrivait. L'Elysium n'avait plus beaucoup de temps devant lui.
La jument lie de vin trotta jusqu'à un pan de la tour, dissimulé par une étoffe. Elle saisit le tissu en gueule et tira. La soierie tomba au sol dans un bruit mou, révélant un tableau désagréable aux yeux de l'Alma Mater : une alicorne au port aliter, à la robe souffre, à la crinière d'or et aux yeux d'argent. La légende en lettres gaufrées, annonçait :
Son Altesse Lucimare, Dame Protectrice de la Noble République de l'Elysium.
L'Alma Mater se laissa aller à sourire en voyant le portait honni. Un second grondement traversa la cité, alors que des lignes de rupture zébraient la ville tout entière.
_Je pensais que tu aimerais voir à quoi tu as conduit cette république que tu aimais tant, ma cousine, lança la jument au portrait.
Le tableau ne répondit pas. Évidemment. Mais il sembla à l'Alma Mater, une seconde avant que les lignes de ruptures ne se rejoignent et deviennent failles, que le regard de l'alicorne jaune était devenu bien plus noir.
Puis, comme si un géant avait soufflé sur la ville, l'Elysium s'écroula sur sa propre base, dans un maelström de cristal et de verre brisé.
Et il ne resta plus rien de la cité des alicornes.