Ce soir-là, toutes les pensionnaires de l'établissement des Jolis-Nuages étaient attablées dans la grande salle à manger du bâtiment principal, toutes écoutant respectueuses le sermon de Madame la Gouvernante qui précédait chaque repas, et celui-là plus que les autres; c'était le repas de la Veille du Réconfort. La vénérable jument leur rappela comment, dans le temps, les trois principales races de poneys avaient mises leurs différences de côté et s'étaient mis à vivre en harmonie, en un cycle que leurs lointains descendants perpétraient encore aujourd'hui, et dans lequel chacun, et surtout les licornes comme elles, trouvait son compte.

"... Et rappelons-nous toutes que sans les Pégases, la nourriture que nous avons ici n'existerait pas, et que sans les Terrestres, elle ne serait jamais arrivée sur cette table; et que Sa Magesté la princesse Celestia, déesse du Soleil, soit sans cesse remerciée pour lever chaque matin l'astre du jour qui apporte vie et chaleur sur tout Equestria. Gloire à elle!"

"Gloire à elle!" marmonnèrent quelques ferventes pouliches, et quarante cuillères à soupe rencontrèrent simultanément quarante assiettes de porcelaine.

Valentine regarda son assiette, constata sans grande surprise qu'il s'agissait de soupe d'ortie-pommes de terre, et commença à manger sans se préoccuper plus longtemps du reste de la tablée; à côté d'elle, Brumeuse avait fait de même. Il ne se passait pas un repas sans qu'une pensionnaire des Jolis-Nuages n'avalât des orties accommodées de quelque manière que ce fût; la raison invoquée était qu'il s'agissait d'un plat de luxe, qui valait bien mieux que la brassée de luzerne dont se satisfaisaient les plus basses couches de la société equestrienne, et que la pension des Jolis-Nuages s'efforçait d'offrir la plus décente des alimentations à ses nombreuses pensionnaires. Peu de ces dernières se doutaient qu'en réalité, c'était avant tout parce que la consommation d'orties rendait le poil luisant et leur propriétaire présentable et désirable à souhait. Valentine aspira bruyamment le contenu de sa cuillère et prêta une oreille distraite à la conversation qui se tenait du côté de Brumeuse.

"Dis, Brumeuse, lui murmura Crépuscule Etincelant, qu'est-ce qui est jaune, vert, et naïf?"

Méfiante, son amie hésita, et s'assura d'abord de l'absence de risque avant de répondre. "Euh, je ne sais pas?"

"Approche-toi, souffla la jument d'une voix presque inaudible à son oreille. Je te la refais: qu'est-ce qui est jaune, vert, et naïf?"

"Je ne..."

"TA TÊTE!" hurla Crépuscule Etincelant en attrapant la nuque de Brumeuse avant de lui plonger le museau dans l'assiette de soupe brûlante, déclenchant une hilarité moqueuse parmi toute sa cour.

"Crépuscule...!" protesta Valentine, avant de s'interrompre quand elle jeta un coup d'oeil en direction de Brumeuse, qui relevait lentement la tête. Pendant une seconde, l'iris de son amie était devenu... Incandescent? Avait-elle vraiment vu ça?

Crépuscule Etincelant se redressa derrière Brumeuse et toisa la licorne blanche d'un regard dédaigneux. "Sans doute as-tu quelque chose à ajouter, Valentine Sabots-de-Salope?"

"Laisse... tomber, soupira Brumeuse, en se passant une serviette sur le visage. Merci de ton aide, mais je devrais être capable de supporter ça toute seule."

Valentine ne sut quoi répondre; le mieux était de retourner à ses patates, jugea t-elle. Crépuscule Etincelant fit de même, après tout, la récréation était terminée. Elle échangea son assiette avec celle d'une de ses amies les plus dociles et entama la fin de son repas, totalement inconsciente que si le degré d'inhibition de sa nouvelle souffre-douleur avait baissé à peine plus, celle-ci se serait servi de sa cuillère pour envoyer l'oeil droit de son agresseuse au milieu du bouillon.

--

"... Calme, posée, selon Madame la Gouvernante, elle sait faire la cuisine et le ménage, recevoir des ordres, obéir sans faire d'histoires... Si vous cherchez une épouse pour Monsieur votre fils, celle-ci pourrait parfaitement faire l'affaire, et les frais pour son entretien et son éducation ne s'élèvent 'que' à dix-huit mille bits."

"Vous avez raison, cher ami, mais voyez-vous, quelque chose me gêne chez celle-ci, ce sont les marques mignonnes... Ces masques de théatre, c'est d'un vulgaire, je doute que mon fils accepte de se montrer aux côté d'une saltimbanque. Savez-vous si on peut les... faire enlever?"

Le directeur de l'établissement des Jolis Nuages, un poney gras et grisonnant, qui avait l'habitude de traiter avec les clients les plus réputés, les plus fortunés et les plus excentriques de Nombreux-Galops, secoua la tête. "Hélas, Votre Excellence, vous savez tout comme moi qu'elles apparaissent durant l'adolescence et qu'il est très difficile d'en avoir le contrôle... Mais vous semblez rechercher quelque chose de prestigieux, peut-être voudriez-vous feuilleter notre catalogue de pouliches de première catégorie et sans défaut d'aspect, celui que l'on destine habituellement aux familles de sang royal?"

"Mon fils a atteint l'âge de sa majorité, et il passe son temps dans ses appartements, à écrire des poèmes vides de sens - de la poésie! - au lieu de développer ses relations sociales, expliqua le Baron du Carré du Pré de la Tour Cendrée et client de la pension des Jolis Nuages, et il met l'honneur de toute notre lignée en jeu! Je veux que cette Veille du Réconfort marque pour lui un tournant et qu'il devienne enfin quelqu'un, alors montrez-moi ce que vous avez de mieux... Je suis prêt à y mettre le prix qu'il faudra."

Quelques instants après, les deux poneys se retrouvèrent à feuilleter les pages ornées d'enluminures du catalogue noté 'impérial', l'un poussant des exclamations d'admiration à peine contenues et teintées de crainte en voyant l'espace réservé aux frais d'hébergement et d'éducation, l'autre commentant au fur et à mesure; puis ils arrivèrent aux dernières pages et à ce moment-là, le Baron du Carré du Pré de la Tour Cendrée s'arrêta et fixa une page en particulier, le regard perdu dans le vague. C'était la page de Valentine.

"Ah, Valentine Intrigue, excellent choix! commença le directeur. Quatre-vingt seize mille bits, mais sa robe et sa marque mignonne assurent un aspect royal à n'importe quel..."

"Pas celle-là, l'interrompit son prestigieux client. Celle d'avant, parlez-moi d'elle!"

Le directeur haussa un sourcil. "Souhaits Sifflotés? Elle est bien aussi, mais c'est une forte tête, une indomptable, elle ne correspond pas à ce que vous vouliez pour votre..."

"Laissons de côté mon fils, c'est un bon à rien, le coupa le baron. Cette carrure, cette prestance, cette... force dans le regard! C'est exactement ce que je cherchais, sans le savoir. Elle a l'allure d'une... reine! Et sa marque mignonne est un blason... vide. Une forte tête, dites-vous? Voyez-vous, je n'ai jamais vraiment compté sur mon fils pour me succéder. C'est elle, et pas une autre, qu'il me faut!"

Le directeur joignit les sabots, et prit sa voix la plus douce et la plus hypocrite. "Si cette pouliche-là est celle que vous cherchez, Monsieur le Baron, soyez assuré que nous ferons tout le nécessaire pour l'envoyer chez vous le plus vite possible, avec un service d'une qualité que seule une maison réputée comme la notre saurait offrir."

Quelques instant plus tard, le directeur avait raccompagné son client vers la porte; celui-ci répétait qu'il allait lancer immédiatement les préparatifs pour accueillir sa nouvelle pensionnaire, que c'était merveilleux et qu'il allait parler de la pension des Jolis Nuages à toutes ses connaissances; il se tenait désormais derrière son bureau, feuilletant vaguement le catalogue 'impérial', songeant plutôt aux cent quatre mille bits qui venaient de rentrer dans sa poche cet après-midi là. Il était l'heure de s'allumer un bon cigare; le directeur lança la brochure sur un tas de courrier pas trié et à ouvrir, des factures diverses, des lettres pour les pensionnaires, et une lettre sans timbre sur laquelle était écrit en très gros:

A l'attention du directeur

URGENT

De la part de Madame la Gouvernante.



Le dimanche arriva. Mais ce dimanche là n’était pas qu‘un simple jour de repos, c’était aussi un jour de départ, comme tous les autres derniers dimanches du mois. Toutes les pouliches du pensionnat en âge d’être mariées attendaient ce jour avec un mélange de crainte et d’excitation ; en effet, peu d’entre elles connaissaient vraiment le monde extérieur et aucune la compagnie d’un étalon. Bien évidemment, on leurs avaient enseignées toutes les bonnes mœurs d’une jument de la haute société, et les nuits d’insomnie au dortoir et les histoires sous la couettes leur avaient données un aperçu de la vie amoureuse ; cependant, ils ne s’agissaient là que de théorie, et se mettre à la pratique promettait d’être rude.

Tout était fait pour rendre l’épreuve moins douloureuse, et le mensonge occupait une place prépondérante. En effet, le processus « d‘achat » était à peine évoqué, et la plupart des pouliches pensaient naïvement qu’elles avaient été remarquées pour leur noblesse et leur beauté par un prince charmant quelconque, et qu’ils se marieraient par amour avant tout. Le personnel entretenait cette illusion, mais rien ne pouvait être plus éloigné de la réalité ; si les jeunes étalons, eux aussi torturés par leurs instincts adolescents, étaient d’abord ravis d’enfin connaître les joies de la copulation, la perennité du ménage ne dépendait que du hasard. La plupart du temps, les deux partis se lassaient et chacun allait dilapider sa fortune et conter fleurette ailleurs, tout en veillant à perpétuer un minimum la lignée.

Personne n’était dupe et tout le monde s’en fichait, car c’est comme ça que fonctionnait Nombreux Galops ; les seuls liens solides étaient ceux de l’argent, et au final, tout le monde y trouvait son intérêt.

Mais revenons-en à nos pouliches. Valentine et Brumeuse avaient optées pour une promenade autour de l’immense jardin du pensionnat, chaussées de bottines rembourrées et vêtues d’une épaisse selle en laine et d’une écharpe. Bien sûr, il faisait froid, mais il se pouvait qu’aujourd’hui soit leur dernier jour ensemble, et elles tenaient à le passer en privé, sans aucune pouliche stupide pour les narguer ou les brutaliser. Ce rituel se répétait chaque mois ; elles veillaient à se réveiller avant toutes les autres pouliches du dortoir, qui de toute façon étaient trop paresseuses pour se lever un jour de repos, sortaient discrètement pour être sûre de ne pas être suivies, et flânaient deux heures au milieu des arbres, des animaux et des fleurs. Elles prenaient leur petit déjeuner à même la nature, se délectant de la luzerne encore humide de rosée, puis digéraient allongées sur la pelouse, parlant de tout et de rien, évoquant leurs souvenirs communs et leurs attentes du futur. Mais ce coup-ci, Valentine avait décidé que les choses seraient un peu différentes.

Valentine était sûre de deux choses. D’abord, son existence ici touchait à sa fin. Elle était devenue au fil des années une pouliche superbe et d’apparence très royale, et ce n’était plus qu’une question de semaines avant qu’elle soit choisie par un riche étalon, et là, elle pourrait enfin s’enfuir pour rejoindre son bien aimé. Par contre, Brumeuse était assurée de rester ici plus longtemps, et peut-être même d’être accordée au rabais à un poney assez avare ou peu regardant. De plus, elle s’en voulait encore d’avoir violemment assaillie son amie au cours d’une dispute dont elle, Valentine Intrigue, était l’entière responsable. Elle ne tenait pas à laisser un mauvais souvenir d’elle à son amie d’enfance, et voilà pourquoi cette excursion se devait d’être inoubliable, dans le cas très probable où elle devrait mettre les voiles du pensionnat.
Elle prît une profonde inspiration, et roula sur le côté, se collant ainsi à Brumeuse.

« Oh! Valentine … mais qu’Est-ce que tu … Mfffff! » Elle n’eût pas le temps de finir sa phrase, interrompue par la bouche de Valentine contre la sienne. Tout d’abord hésitante, Brumeuse lui rendît ardemment son baiser, caressant son dos de ses sabots fébriles. Puis, à bout de souffle, elle s’éloignèrent l’une de l’autre, encore connectées par un mince filet de salive.

« Est-ce que … est-ce que ça veut dire que t’es ma petite amie maintenant? » fît Brumeuse en rougissant.


Valentine secoua la tête, lui embrassa tendrement le front et murmura à son oreille : « C’est juste pour me faire pardonner. Et pour que tu te souviennes toujours de moi. »
Puis elle sortît sa langue, remonta lentement le long de son front, jusqu’à atteindre la base de la corne. Brumeuse sursauta, le corps comme secoué par une décharge électrique. Le cerceau humide des lèvres de Valentine descendît le long de sa corne, et elle ne pût s’empêcher d’envoyer ses pattes arrières en l’air, frappant des genous l’intrigue de Valentine. Elle grogna de manière très peu distinguée alors que Valentine accélérait le mouvement, trouvant son rythme.
Puis elle entendît un couinement qui n’était pas le sien. Brumeuse sursauta et releva brutalement la tête, envoyant sa corne tout au fond de la gorge de Valentine, qui poussa un gargouillement étouffé et retira prestement sa bouche, avant de rendre son petit-déjeûner à la nature. Indifférente à la détresse de son amie, Brumeuse bondît sur un buisson proche, et atterrit directement sur une pouliche rose qui, prise le sabot entre les pattes, n’eût même pas l’occasion de tenter de s’enfuir.

« Aaaaaaaaah! Ne me tuez pas! » hurla la pouliche.

« Pincée! » rugît Brumeuse, folle de rage et de honte. « Mais qu’Est-ce que tu fous ici? » Elle jeta un coup d’œil à son amie, qui achevait de cracher les derniers rebuts de son estomac, et se sentît tout à coup affreusement coupable.

« J’étais juste … snirf … en train de tuer mon chagrin dans la solitude … snirf … et je vous ai entendues … et … » Les lèvres de Pincée se mirent à trembler, et elle éclata en sanglots.

Brumeuse soupira. Evidemment. A peine cachées à l’abri d’un buisson, cela ne pouvait qu’arriver. Enfin, il valait mieux que ça soit elle que Crépuscule Etincelant, ou pire, Madame la Gouvernante. Elle se dégagea de Pincée, et vînt s’accroupir près de Valentine, qui lui lança un regard noir, et Brumeuse ne pût que détourner les yeux, embarassée. Les trois licornes restèrent un moment silencieuse, accablées par l’embarras et desespérées d’avoir leur moment d’intimité ainsi gâché.

Brumeuse se décida à briser la silence, et feignît d’accorder de l’intérêt à l’énervante pouliche rose. « Et donc, qu’Est-ce qui te rend triste au point de rôder seule dans le froid? »


Pincée soupira et baissa la tête. « Toutes les pouliches du dortoir parlent de leurs futurs prince charmant et … et moi je sais que j’en trouverais pas parce que … snirf… je suis laide et je ne sais pas me tenir et … » elle renifla pour la millième fois et lutta pour ne pas pleurer « … et ma maman me manque même si c’est sa faute si je suis comme ça et … »

Valentine écoutait avec un intérêt croissant. Elle avait en effet entendu le personnel parler d’une licorne même pas de sang-pur, inscrite au pensionnat par sa tante, une terrestre pauvre de Villeponey, et on disait même que cette licorne souffrait des tares conséquentes à l’alcoolisme de sa roturière de mère, disparue dans de mystérieuses circonstances. Un bien piètre spécimen de poney, et il avait fallu que ça gâche le moment magique qu’elle avait prévue de partager avec Brumeuse. Décidement …

Au loin, une cloche sonna. La mort dans l’âme, les trois pouliches quittèrent le jardin, prêtes à subir l’épreuve terrible des départs.

"Approche-toi, souffla la jument d'une voix presque inaudible à son oreille. Je te la refais: qu'est-ce qui est jaune, vert, et naïf?"

"Je ne..."

"TA TÊTE!" hurla Crépuscule Etincelant en attrapant la nuque de Brumeuse avant de lui plonger le museau dans l'assiette de soupe brûlante, déclenchant une hilarité moqueuse parmi toute sa cour.

"Desserre les dents. Allons, desserre ces dents! Ouvre la bouche. 'Aaaaah'... Voilà, c'est bien."

Les deux juments étaient assises l'une en face de l'autre, à côté du lit métallique qui représentait l'un des seuls meubles d'une chambre blanche et décrépie; la première, d'un âge assez avancé, travaillait comme interne au centre d'accueil des Chardons, et était réputée pour sa patience et sa douceur à l'égard des patients les plus profondément murés en eux-même; devant elle, simpement revêtue d'une chemise blanche qui couvrait son pelage terne, une pouliche plus jeune fixait le mur opposé d'un regard éteint, pratiquement insensible aux stimulis extérieur. Lorsque la cuillère à soupe franchit la barrière de ses dents, celles-ci se refermèrent lentement sur le métal, par réflexe, et ce fut tout; Infirmière Rêves Perpetuels, car tel était son nom, savait qu'il était parfois difficile d'en demander davantage, et leva délicatement le manche du couvert; de l'autre côté, les restes de conscience de sa patiente se rappelèrent qu'il fallait déglutir, hélas trop tard pour empécher une partie de la soupe de luzerne de dégouliner le long du menton de leur propriétaire et tâcher sa chemise.

"Ce n'est rien, lui murmura Rêves Perpetuels, qui s'apprêtait à réitérer l'opération d'un geste exercé. Mais à la prochaine, essaye de ne pas en faire tomber, d'accord?"

Pas de réponse. Rêves Perpetuels recevait rarement de marques de reconnaissance visibles de la part de ceux à qui elle consacrait la majorité de son temps, mais cela ne lui posait pas de problème. Une réaction, un signe de compréhension représentaient déja ce qu'elle pouvait espérer le plus; son talent spécial, sa place dans la société, était d'apporter des soins à ceux qu'on gavait de tranquilisants pour qu'ils n'importunent pas les bonnes gens; elle s'acquittait donc de sa tâche avec ferveur, essayant du mieux qu'elle pouvait d'apporter un peu de chaleur dans leur misérable existence.

A ce moment-là, une clé s'introduisit dans la serrure de la porte de la chambre, et les verrous s'ouvrirent avec un cliquetement métallique; Infirmière Rêves Perpetuels jeta un regard dans la direction du chahut, et s'écria: "Regarde, tu as de la visite! Qui cela peut-il être?"

C'était le psychiatre en chef, accompagné d'un poney en habit du dimanche qui faisait probablement partie de la famille, même si une première visite qui avait mis autant de temps à arriver sonnait particulièrement faux; depuis que cette pouliche avait été admise en urgence aux Chardons Bleus voici plus d'une semaine, personne n'était encore venue la voir.

Les yeux du prétendu parent s'agrandirent quand il vit l'état de délabrement de la patiente (qui, elle, ne semblait même pas avoir remarqué sa présence); il s'en approcha avec prudence, passa un sabot devant son visage inexpressif sans déclencher de réponse chez elle; il paraissait effondré par la situation de la pouliche qui se tenait assise devant elle.

"Par Celestia, balbutia t-il, qu'est-ce qui... lui est arrivé?"

"Une crise de démence hallucinatoire, doublée de tendances agressives; un cas assez difficile à traiter, d'autant plus qu'on ignore tout de la cause de ces crises, expliqua le pschiatre. Ce sont les calmants qui la rendent comme ça; nous sommes obligés de lui en donner pour qu'elle se tienne tranquille, sans eux, elle cède à la panique et peut même faire preuve d'agressivité."

"Vous pouvez lui parler, dit l'infirmière. Elle ne réagira probablement pas, mais elle comprend tout ce qu'on lui dit. Essayez, ça lui fera plaisir!"

Mais le visiteur en avait assez vu; il pria le psychiatre de poursuivre cette conversation au dehors et la porte se referma, laissant les deux juments de nouveau seuls, silencieuses l'une comme l'autre.

Appuyé contre le mur du couloir, le visiteur avait la tête entre les sabots avant, et son visage exprimait la plus profonde détresse; le psychiatre hocha la tête, il avait l'habitude. Que pouvait-il faire de plus? Il travaillait dans un domaine mal maîtrisé de la médecine, celui où les traitements étaient rares, et les malades mis à l'écart faute de mieux; il assistait tous les jours aux manifestations des afflictions que connaissaient les proches de ses patients, la cruauté dont pouvait parfois faire preuve le reste des bien-portants, la crainte qu'inspirait son propre métier; voir des poneys effondrés de chagrin et partager leur douleur faisait partie des joyeusetés de son existence, et il posa un sabot compatissant sur l'épaule du poney en habits du dimanche, comme pour lui dire qu'il allait falloir être fort et avait tout son soutien.

Le visiteur était effondré parce que cette pouliche aussi vive qu'un légume, qui tachait ses vétements en buvant sa soupe et, d'après la légère odeur piquante de la pièce, était probablement incapable de contrôler ses sphincters, il l'avait vendue cent quatre mille bits à un des poneys les plus influents de tout Equestria.

--

"Vous ne pouvez pas la soigner? Et lui laver le cerveau sur les deux dernières semaines, ce serait possible? Ecoutez, Docteur, il faut impérativement que cette pouliche sorte d'ici le plus vite possible, ma réputation et celle de mon établissement en dépendent. Vous comprenez, j'espère?"

Son interlocuteur hocha lentement la tête en guise de réponse négative. "Vous n'avez pas l'air de savoir de quoi on parle, Monsieur le directeur. Une affection mentale ne se soigne pas comme un rhume, avec des comprimés; c'est pour cela que ce centre existe, d'ailleurs. Seul le patient peut se guérir, et le processus peut être long; de quelques semaines à plusieurs mois, voire des années! L'affection mentale peut prendre sa source à partir d'un jeu complexe de traumatismes ou de prédispositions diverses, et avoir été déclenchée par un événement inhabituel; qu'en savons-nous? Pour chacun de nos patients, la cause est différente. Ce que vous nous demandez est hélas impossible, et il faut l'accepter."

Le directeur du pensionnat des Jolis-Nuages jeta un regard accusateur à la pouliche apathique, assise par terre à sa droite; celle-ci fixait avec une attention sans égale le mur du fond du luxueux bureau, et semblait ne pas avoir conscience d'être l'objet des vives discussions qui se tenaient autour d'elle.

"Je suis prêt à payer ce que vous voulez, dix mille bits, quinze mille s'il le faut, pour que vous me la sortiez de là avant la fin de la semaine, commença le directeur en sortant son chéquier. De n'importe quelle manière, retapez-là comme vous voulez, je connais des gens qui..."

Un clapotis sonore sur le plancher le coupa dans sa phrase; le psychiatre en chef, lui, ne tourna même pas la tête, les patients qui se soulagent sur son plancher devaient faire partie de son quotidien.

"Monsieur le directeur... Nous manquons d'informations, nous ne savons même pas ce qui l'a plongée dans cet état. Il nous faudrait enquêter auprès de ses amies, savez-vous par ailleurs si d'autres de vos pensionnaires présentaient des troubles similaires?"

Le directeur haussa un sourcil. "Des troubles similaires?"

"Oui, des hallucinations, ce genre de choses... Si nous avions un autre patient présentant les mêmes symptomes, nous éliminerions déja la plupart des causes les plus incurables quand à l'origine de sa maladie, et.."


Son client jeta un regard dans la direction de la névrosée, songea aux ennuis dans lesquels il nageait désormais, et explosa. "Non mais vous l'avez bien regardée? Vous croyez que personne n'aurait rien remarqué si des dingues comme elle se baladaient parmi eux?!" cria t-il, joignant le geste à la parole en refilant une violente bourrade à la malheureuse jument, qui alla embrasser les planches du sol sans même essayer de s'empécher de chuter.

"Monsieur le directeur! Vous vous croyez ou?!" cria le psychiatre en se levant de derrière son bureau. "La situation dans laquelle vous vous trouvez ne vous autorise pas à..."

"Dingue." marmonna Souhaits-Sifflotés, en se remettant sur ses pattes. "C'est Valentine, elle est dingue."

Derrière ses lunettes, le docteur ouvrit des yeux carrés. "Par Celestia, elle n'a pas eu ses calmants. Rêves Perpetuels! cria t-il à l'interphone de son bureau. Venez à mon bureau avec une plaque d'extrait de pavot, et dépéchez-vous, c'est une urgence!"

"Valentine..." Incroyable, il suffisait de demander. Le directeur du pensionnat des Jolis-Nuages connaissait ce nom; cette pensionnaire-là avait bien fait parler d'elle, ces derniers temps. Il en avait assez entendu; aussitôt mit-il les voiles du bureau du Chef des Mabouls, malgré l'insistance de ce dernier à poursuivre leur entretien. Cet endroit commençait déja à l'insupporter, et il jugea qu'une conversation en privé entre lui et la petite Valentine leur serait à tous les deux bien plus profitable.