Solidement liées à de robustes croix en chène, les deux pouliches s'apprêtaient à passer la nuit dans le bureau froid et lugubre de la Gouvernante; les sévices corporels étaient monnaie courante à la pension des Jolis Nuages, et demain, elles allaient certainement en tester tout l'étalage. Déja les crampes mordaient leurs membres, et le froid combiné à l'inconfort de leur position figeait l'écoulement du temps.

Brumeuse comme Valentine étaient d'aspect misérables; leur poil était ébourriffé, tâché de rouge par endroits; leurs crinières étaient pleines de toutes sortes de débris divers, de véritables paquets de noeuds indémêlables qu'il faudrait probablement raser le lendemain.

"Es-Espèce de S-Salope! sanglotait Valentine. Dire que je te prenais pour m-mon amie et tu as TOUT GACHÉ!!"

Brumeuse ne répondait rien; elle retournait la scène dans son esprit, essayant de comprendre ce qui s'était exactement passé, de trouver un point d'accroche. Valentine l'invectivait, en proie à un chagrin teinté de rage, mais la pouliche grise n'arrivait pas à y accorder le moindre crédit; Valentine était son amie, bien entendu. Elles avaient passé leur enfance ensemble dans le pensionnat; Elle, la pouliche timide et renfermée que les plus grandes se faisaient un plaisir de brimer avait trouvé une camarade qui l'appréciait pour ce qu'elle était, et elles avaient été deux pour affronter la dureté de la vie en pension; Valentine, quand à elle, avait arrêté d'avoir peur du noir et de souffrir de la solitude avec la présence de Brumeuse, et leur relation avait ainsi duré de longues années.

Puis, il y a quelques semaines, Valentine avait rencontrée cet étalon, brisant ainsi bon nombre de règles du pensionnat; elle lui en avait parlée tout de suite, sur le ton excité que pouvait provoquer la découverte de l'amour chez une jeune pouliche, et n'avait cessé depuis de lui raconter avec passion la moindre de leurs entrevues; Brumeuse s'était révélée friande du moindre détail, et bien que l'idée de voir Valentine succomber au cycle naturelle de la vie de pouliche lui serrât quelquefois le coeur, elle se sentait heureuse pour son amie, et lui souhaitait tout le bonheur du monde.

Ce soir, elle avait fait la connaissance de l'étalon qui faisait tourner la tête de Valentine. Brumeuse ressentait un haut-le-coeur quand elle utilisait cette expression; des années de vie commune, de joies qui alternaient avec toutes sortes de détresses, immédiatement suivies de réconfort, étaient en train de vaciller, prêtes à s'effondrer et maintenues uniquement par les quelques zones d'ombre de ce qui c'était passé dans le jardin.

Sa meilleure amie était amoureuse d'un étalon qui n'existait pas... ou qui avait pu très bien se cacher, et être d'un pelage blanc aux pattes et noir au dessus, ou posséder le pouvoir de se fondre dans son environnement... Ce qui aurait expliqué sa présence dans le jardin, malgré les risques.

"...Valentine?" hasarda t-elle, avant de déglutir péniblement. Elle aurait payé cher pour ne pas à avoir à dissiper les doutes, et continuer d'espérer que Valentine était totalement saine d'esprit et que c'était elle qui ne comprenait pas. "Parle-moi de lui. Je t'en prie, Valentine, tu sais que je ne voulais pas..."

"Tu veux me le voler, maintenant? hoqueta Valentine avec rage. Ca ne te suffisait pas de le faire fuir? Espèce de... Trainée!"

Passant outre l'insulte, Brumeuse poursuivit. "On avait fait un pacte, Valentine. Tu te rappelles? Personne ne vole le petit de l'autre. Comment tu l'as rencontré?"

« Va te faire voir! Je ne sais pas si je peux encore te faire confiance."

Cette réponse-là, Brumeuse parut la recevoir comme une claque sur le museau; elle resta interdite quelques secondes, comme frappée. "Qu'est-ce que tu... Viens de dire?" demanda t-elle en détachant bien chaque mot.

"Tu peux aller te..." commenca Valentine; elle comprit trop tard qu'elle avait refait sauter un pic d'agressivité chez la désormais imprévisible Brumeuse.

"COMMENT? Ca fait des années qu'on se connait, et tu ose prétendre remettre notre confiance en question? hurla celle-ci, tirant sur ses liens comme pour tenter de les rompre. Tu vas me jeter comme une chaussette usagée, et tout laisser tomber pour ce... Fantôme? Tu as un problème, Valentine! a présent, cesse de faire ta pleurnicheuse et RÉPONDS!"

Valentine se calma aussitôt; elle n'avait jamais vu son amie dans cet état, et cela avait tout pour l'effrayer. "Bru... Brumeuse?"

"SON NOM! SA CONTRÉE D'ORIGINE! LA COULEUR DE SON POIL! VITE!" s'étrangla la pouliche grise, haletante.

"Il est b-blanc, il a une crinière couleur d'or, c'est une licorne qui vient de Canterlot, et il s'appelle... Il..."

Brumeuse releva la tête. "Il s'appelle comment? Valentine, répond, je t'en prie!"

Valentine parut chercher; elle chercha, longtemps. Bien trop longtemps pour une simple recherche de nom.

Brumeuse vit son champ de vision perdre toute netteté.

--

Dans la chambrée collective, toutes les pouliches étaient couchées, et personne ne dormait; une bagarre dans les murs de l'établissement était un phénomène suffisament rare pour marquer les esprits, et aucune n'ignorait les liens entre Brumeuse et Valentine. Toutes ruminaient la scène et les derniers jours en silence, cherchant des réponses; les rares tentatives de discussions à ce sujet tombaient à plat.

Assise à plat ventre sur son lit, Souhaits Sifflotés était la seule qui ne cherchait pas à comprendre; elle était bien consciente qu'elles ne détenaient pas assez d'éléments, et qu'a part nourrir de vaines spéculations, ses amies n'arriveraient à rien de concret.

C'était les paroles de Brumeuse qui occupaient son esprit. "Personne n'a jamais voulu de toi", "personne ne t'a jamais écrit.". Souhaits sifflotés baissa les yeux; qu'en savait-elle, d'abord, était-elle allé vérifier son courrier? Et puis, bien sûr qu'elle finirait par rencontrer quelqu'un. Il fallait lui laisser un peu de temps, c'est tout.

Il n'y avait plus Valentine pour cristalliser sa haine, sa jalousie et son rancoeur, et cela l'énervait; elle craignait de développer des idées déletères. Souhaits sifflotés chercha quelqu'un d'autre à haïr, et dût se rendre à l'évidence: il ne restait plus personne qui n'avait pas été haï par elle. Cette situation-là, la pouliche asociale y avait déja été confronté: c'était la disette de haine. Puisqu'il n'y avait personne à haïr, elle allait devoir se haïr elle-même, et exploiter les ressources inépuisables de détestabilité de sa propre personne.

Alors qu'elle se haïssait avec passion, poussant la haine à des seuils si élevés que cela lui arrachait de petites grimaces de dégoûts et autres grognements, une phrase s'imposa dans son esprit au moment où son regard se posait sur le tiroir verrouillé du buffet de Valentine. Personne ne t'a jamais écrit, hein?

"Hé, les filles... Minauda t-elle d'un petit ton sournois que ses camarades connaissaient bien. Si on jetait un oeil sur le courrier enflammé de notre chère bouffeuse de grenouilles?"

"Hmmm... Fatiguée."

"Pas envie."

"Fiche-lui la paix, c'est pas marrant."

Ah, les salopes, pensa Souhaits Sifflotés qui se rendit compte qu'elle avait vraiment, vraiment envie de tenir une lettre d'amour entre ses sabots. "Allez, c'est l'occasion révée, elle n'est pas là!" poursuivit-elle avec un gloussement diabolique.

"Va te coucher, Souhaits..."

Souhaits bondit sur le parquet. "Qui a dit ça?!"

Le coupable ne se dénonça pas.

Folle de rage, Souhaits sifflotés se rua vers la direction supposée de l'outrageuse, saisit par la peau du cou une pouliche qui poussa de petits cris aigus et terrifiés, et lui cracha à la figure: "Toi, tu vas m'aider à ouvrir ce tiroir, sinon je te refais le portrait à grand coups de sabots, compris?"

Son interlocutrice vit qu'elle ne plaisantait pas et hocha précipitemment la tête. L'instant d'après, elles fouillaient la commode, à la recherche d'une clé.
Après quelques instants de recherche infructueuse, Souhaits Sifflotés perdit patience, et tenta de forcer la serrure, sans succès; elle était certainement protégée avec de la magie de poney. Rien qui ne pût arrêter la licorne bleue, cependant. "Recule-toi."

Une lueur bleue électrique envahit la pièce, alors que la corne de Souhaits Sifflotés jouait son rôle de catalyseur de magie, et faisait naître des forces d'écartement de plus en plus puissantes au sein du tiroir.

Un courant d'air s'éleva dans la pièce, la température baissa sensiblement, pendant que la licorne faisait l'étalage de ses pouvoirs, le front baigné d'un éclat éblouissant et la crinière soulevée par une force invisible; la magie était bien une de ses rares qualités, et elle s'y raccrochait comme elle pouvait, s'entraînant souvent en catimini pour ne pas perdre ce talent-là; autour d'elle, les pouliches qui s'étaient dégonflées regardaient le spectacle, fort impressionnées, à mesure que le tiroir produisait des craquements de plus en plus sonores.

Puis, celui-ci explosa, répandant des papiers au sol; Souhaits Sifflotés retomba sur ses sabots, épuisée et en sueur mais fière d'y être arrivée; il n'était pas né, le tiroir qui lui résisterait!

"Allez, lis-en une! l'enjoignit une de ses camarades."

Le sourire aux lèvres, Souhaits Sifflotés se saisit d'une des enveloppes, sortit son contenu, et parut étonnée; elle jeta la lettre et essaya avec une autre, sans plus de succès.

"Tu fais quoi, Souhaits Sifflotés? Vas-y, grouille-toi!"

Mais les yeux de la licorne bleue passaient rapidement d'une lettre à l'autre, alors que celle-ci semblait comprendre de moins en moins. "Qu'est-ce que c'est que ce... bordel?" s'écria t-elle.

Des lettres estampillées, couvertes de traces de baisers passionnés, le papier gondolé aux endroits où des larmes avaient coulé; des lettres classés précieusement par dates, verrouillées dans ce tiroir comme si personne d'autre ne devait les lire; sauf qu'il n'y avait rien d'écrit sur le papier. Toutes les enveloppes contenaient des feuilles vierges.

Souhaits Sifflotés se redressa brusquement, et fouilla à grands gestes dans les papiers de Valentine, avant de tomber sur une dictée corrigée de celle-ci, parfaite comme d'habitude. L'écriture était la même que l'adresse des lettres.

Puis, attirée par le fracas, Madame la Gouvernante fit son apparition. Elle vit les papiers blancs répandus sur le sol, Souhaits Sifflotés qui vidait les tiroirs de Valentine avec une vigueur qui semblait tenir de la panique; celle-ci l'avait regardée un instant à son arrivée, puis était retournée à son farfouillage frénétique, et Madame la Gouvernante, en tirant sa baguette, se décida enfin à se demander si le problème n'était pas en train de dépasser les simples bêtises d'une poignée de pouliches en pleine puberté.

Valentine est demente et s'est imaginé son cheri !