La Roxanne du présent cessa de ressasser ses douloureux souvenirs lorsqu'elle sentit une coulée tiède dévaler la pente de son cou et de ses joues, et maculer son pelage de café d'une traînée écarlate. Son dernier visiteur lui avait mordu les oreilles, y laissant de profondes marques en arc de cercle ; ils lui mordaient toujours les oreilles, tiraient même dessus quelquefois, mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec les oreilles se demanda t-elle en tenant la bouteille d'alcool les pattes tendues, et elle s'aspergea la tête avec le liquide froid et odorant, et la sensation de brûlure glaciale lui arracha un glapissement, il n'était plus question d'aller se laver dans l'Ire Humeuse désormais, elle ne pouvait risquer d'attraper une infection.

Ce soir, une longue et douloureuse séance de décollage de poils l'attendrait lorsque les dernières preuves du passage de l'étalon auraient séché. Cependant, elle avait presque hâte qu'arrive le soir, car ce qu'il y avait dans la bouteille qu'elle n'aurait pas utilisé comme dissolvant ou désinfectant, elle l'aurait bu, et elle s'arracherait les poils avec les dents en se traitant de plein de noms d'oiseaux et elle ronflerait ensuite d'un profond sommeil alcoolique ; Roxanne poussa un profond soupir de découragement. Telle était sa vie désormais ; elle était sans aucun doute la créature la plus misérable du monde.

La journée allait être longue, tout comme elle aurait dû l'être le jour où cet âne lui avait rendu un ouvrage dépourvu de décence, pour en emprunter un autre, en un cycle qui se répétait toutes les semaines. C'était jour de vacances, le ciel brillait d'un soleil éclatant, et tous les habitants du village devaient être partis se promener, cueillir des fleurs et jouer au ballon, rien qui n'aie à voir avec la fraîcheur de la bibliothèque ; à part des habitués comme Gribouillis Grincheux, les lieux allaient être plus déserts encore qu'un jour normal. Celle qui les tenait, elle, avait décidé de remettre le livre à sa place dans la réserve, et pourquoi pas faire un peu d'ordre là-bas, pour rendre cette journée productive.

Des livres ouverts jonchaient le sol, maladroitement empilés, ou simplement gisant à terre comme des papillons morts. En les ramassant, Roxanne lisait les titres, et nombreux étaient ceux qui la faisaient grimacer, voire frissonner : "Polissoneries derrière la grange", "Les onze mille gardes", "Une recette de crème anglaise très personnelle!". "Mais comment font les étalons pour apprécier ces choses?" songea la bibliothécaire, en tenant les objets de leur imagination déliée bien loin d'elle, à bout de sabots, un peu dégoûtée. Bien sûr, elle se gardait bien de poser les yeux sur les textes qu'ils contenaient ; Le don qu'elle possédait rendait chaque séance de lecture inoubliable, sauf sur ces livres-ci, qui l'exposaient à des scènes si crues, indignes, qu'elle les refermait bien vite et passait un long moment à tenter de penser à autre chose, fébrile et choquée. Elle n'aimait tout simplement pas ce qu'ils racontaient. Puis, elle se dressa sur ses pattes pour ranger un livre particulièrement imposant (narrant l'histoire de poneys-cheminots qui jouaient au jeu du train) au sommet d'une étagère, là où il restait de la place. En le poussant au fond, elle perdit l'équilibre, fit quelques pas en arrière pour retrouver celui-ci, heurta une autre étagère et retomba sur ses sabots ; le livre était resté en place, eut-elle le temps de constater, et elle en fut plutôt réjouie, lorsqu'un autre ouvrage rebondit sur son crâne et tomba sur le sol avec fracas. Abasourdie de douleur, les yeux pleins d'étoiles, Roxanne  perdit le sens de l'équilibre et écarta les pattes pour ne pas tomber ; lorsque sa vue revient, elle vit qu'un autre poney se dressait devant elle. "Bonjour." dit simplement la visiteuse.

"B-Bonjour." balbutia la bibliothécaire, surprise. Son interlocutrice était de gris couverte, et sa crinière était argentée, parfaitement ajustée sur son front ; et elle la dévisageait.

"Je suis Sapphia. Quel est ton nom?" reprit la jument grise.

"Roxanne" répondit Roxanne. Elle sentit une raideur dans sa nuque, et tourna la tête ; la raideur ne disparut pas, signe qu'elle était en réalité plongée dans un livre. Celui qui lui était tombé dessus avait dû s'ouvrir devant elle, et en essayant de reprendre ses esprits, elle avait probablement vu les lignes. "Mais si c'est le cas, si tu n'es qu'une projection de mon esprit, pourquoi t'adresses-tu à moi? Pourquoi tout ceci paraît si... réel?" s'enquit la bibliothécaire.

Sapphia éclata de rire. "Voyons, je ne suis que l'ambassadrice d'une histoire interactive écrite à la seconde personne pour juments, ma chère." répondit-elle ensuite esquissant un pas lent et noble autour de Roxanne, appréciant ses courbes du regard, évaluant sa plastique. "Un poney de papier et d'encre, qui ne peut donc prétendre répondre à toutes tes questions."

Une histoire interactive. Roxanne sursauta en sentant la queue argentée effleurer sa croupe ; avant qu'elle n'aie eu le temps de dire un mot, la jument grise et argent lui vola la parole. "Tu es plutôt mignonne. La gent opposée doit perdre la tête, en te voyant passer devant eux. Y a t-il un poney dans ta vie?"

"N-non." répondit la bibliothécaire, et elle baissa les yeux, ne se posant pas plus de questions sur l'étrange situation dans laquelle elle était plongée.

"Alors, tu dois te sentir bien seule... Tu ignores peut-être même tout ce qu'il est possible de faire avec ça," répondit Sapphia d'une voix navrée, et son crin brillant effleura de nouveau le cuir sensible de la marque mignonne de Roxanne, qui tressaillit. "Moi aussi, je suis toute seule, lorsque les poneys m'oublient dans le rayonnage d'une bibliothèque. Et si nous passions un peu de temps ensemble, et que je te montrais les choses que les poneys comme nous savent faire lorsqu'ils sont plusieurs?"

Roxanne plongea ses yeux dans ceux, narquois, de l'embassadrice, qui lui adressa un sourire en coin. La bibliothécaire ne trouva rien à répondre, et fit la seule chose qui lui semblait adaptée dans cette situation ; elle agita la tête de haut en bas, en une muette approbation.

"Alors, c'est parti, lui murmura Sapphia à l'oreille. Oh, ce bon temps que nous allons passer ensemble."

Des heures qui passèrent ensuite, Roxanne n'en gardait plus que des souvenirs confus, enchevêtrés, mélange de sensations, de fragranes inconnues et de la chaleur du corps de la jument irréelle contre le sien, dans toutes les configurations de l'espace imaginables ; elle fut projetée dans la réalité au moment où elle referma inconsciemment la dernière page du livre, et l'odeur âcre et écoeurante typique des poneys du genre féminin qui avait envahi l'espace confiné de la réserve dans laquelle elle était de nouveau isolée lui donna un puissant haut-le-coeur ; écrasée de honte, les membres douloureux et raides d'être restée en transe devant le livre pendant tout l'après-midi, elle courut au galop dénicher une serpillière, et pallia au plus urgent dans le désordre de la réserve avant de fermer la bibliothèque pour la journée et de galoper jusqu'à chez elle, où elle ferma tous les volets et se roula en boule sur son lit, terrifiée par l'expérience qu'elle avait vécu cet après-midi et qu'elle avait...

Qu'elle avait aimée, et cette simple pensée la changea davantage en une boule de poils beige et tremblotante, lui arrachant un petit gémissement de désespoir. "Pourquoi, pourquoi..." couina t-elle, en se jurant de ne plus jamais refaire ça, d'oublier Sapphia et de ne même pas chercher à en savoir plus sur cette collection de livres, et de ne surtout pas considérer qu'il puisse y avoir quoi que ce soit d'appréciable dans les lectures pour étalons -et juments-.

Mais le chien qui a goûté au sang ne peut plus s'en passer ; il en éprouvera une soif insasiable, insupportable, que rien ne pourra jamais étancher - sauf la Mort.