Le carrousel sonna.
La bibliothécaire referma le livre, et fut immédiatement saisie d’un profond sentiment d’abattement habituel. Les protagonistes, beaux et forts et pleins de vies, retournèrent à l’état de pur imaginaire, au grand dam de la pouliche. Leurs corps se désagrégèrent lentement, s’évanouissant en filets de sables, pour ne laisser plus une trace de leur présence éphémère dans le monde du palpable.

C’était le talent unique de Roxanne : les livres qu’elle lisait prenaient place devant elle avec une précision incroyable. Elle n’imaginait pas les aventures qu’elle lisait ; elle les vivait. Le plus simple roman à l’eau de rose suffisait à la faire rougir d’embarras et à raviver la flamme de son couple, battant de l’aile depuis longtemps, et les livres d’histoire lui faisaient revivre l’époque de la pose du premier chemin de fer, qui traversait le désert, avec une précision à en faire pâlir les historiens les plus férus. Si elle se sentait particulièrement courageuse, la pouliche lisait un passage des aventures de la jument Ose-Faire, bien que ceux-ci aient tendance à la laisser pantelante et le souffle coupé.

Un sabot s’abattit avec grand bruit sur son bureau, finissant de la tirer de sa rêverie. Roxanne sursauta en lâchant un petit cri et leva les yeux pour découvrir un vieil âne ridé et sale en train de la dévisager.
« Oh, c-c’est vous, monsieur Gribouillis Grincheux ! Vous venez rendre un livre ? »
L’âne sorti sans un mot un vieil exemplaire déchiré et corné de sa sacoche avec sa bouche édentée, et le posa, recouvert d’une couche de bave, sur le bureau de la bibliothécaire.
« Ce détritus est une honte, un affront aux ânes ! »
La pouliche posa un regard étonné sur le livre, et tout devint plus clair : un très, très ancien roman érotique, datant de l’époque où les ânes étaient considérés comme des moins que rien, les esclaves des poneys. Ils travaillaient la terre à la place des poneys, tirant les lourdes charrettes, servant de mules ou de femmes de ménage pour les plus chanceuses. Nul doute que Gribouillis Grincheux avait dû être offensé par l’une ou l’autre ligne.
Devant le regard accusateur de l’âne, Roxanne ouvrit le livre rapiécé et maintenant baveux d’un sabot hésitant. Certaines pages étaient froissées et collées entre elles, aussi Roxanne lâcha une grimace de dégoût alors qu’elle parcourait le livre pour vérifier son état. Bien sûr, il avait été neuf lorsque l’âne l’avait emprunté.
Ses yeux furent attirés par un passage qui se détachait du papier jauni : « la vile ânesse encaissait les violents coups de reins de son maitre. L’odeur musquée de l’étalon remplissait l’étable, de même que des bruits de claquements mouillés, et l’esclave poussa un long gémiss-»
« Roxanne ? »
Elle rouvrit les yeux alors qu’une rougeur coupable gagnait son visage fin et à nouveau, la scène de débauche qui s’était déroulée devant ses yeux curieux s’effaça pour laisser place à l’âne.
« Est-ce que… est-ce que vous voulez emprunter un autre livre à la place ? » Demanda timidement la jeune pouliche en tentant tant bien que mal de cacher son embarras et la chaleur qui émanaient d’elle, contre sa volonté. L’âne la dévisageait furieusement, comme s’il connaissait l’état dans lequel elle se trouvait, mais ne trouvant rien d’autre à dire il s’en alla fouiller dans les rayons pour sa prochaine soirée de célibataire âgé. Roxanna soupira, et frotta le bas de son dos contre sa chaise pour tenter d’alléger la démangeaison. La journée allait s’avérer longue.