La porte claqua dans un bruit retentissant, sans que je fasse le moindre geste pour la retenir. Je restai là, bêtement posé devant cette vielle porte en bois. Un léger nuage de condensation s’élevait à chacune de mes expirations. Je ressentais comme un grand vide. Pas de réelle tristesse, juste un vide. Ce qui était peut-être pire. On ne se rend compte de ce que l’on avait que lorsqu’on le perd. C’était une phrase que mon père m’avait répétée de nombreuses fois, sans que je ne la comprenne véritablement. Avant aujourd’hui, tout du moins. Un sourire amer se dessina sur mon visage. Ce n’était pas le moment d’avoir des pensées aussi inutiles, ce dont j’avais besoin, c’était d’un abri. Lentement, je me mis en marche, et commençai à m’éloigner de ce qui fut mon chez-moi durant quelques mois. Un silence de mort régnait sur la ville, que venait régulièrement troubler le bruit étouffée de la neige, qui crissait sous mes sabots. L’air était glacial, je frissonnais malgré mon pelage épais. J'accélérais le pas, pour me réchauffer un peu. La rue était sombre, les façades se succédaient sans que quoi que ce soit qui puisse me protéger de la neige n’apparaisse. Les murs, à peine éclairés par la lune ou les quelques maisons encore allumées, avaient un aspect menaçant. J'eus un nouveau frisson, qui n'avait, cette fois, rien à voir avec le froid. C'est étrange comme cette ville, que j'avais déjà traversée des centaines de fois, semblait différente, pendant la nuit. Tu n'es plus un poulain, quand même, me dis-je. Que veux-tu qu'il se passe? Mais ces phrases, bien que rassurantes, ne parvinrent pas à me rassurer. Je m’arrêtai, et levai la tête vers le ciel. La lune gibbeuse était à moitié cachée par les nuages. Pile la nuit du réveillon. Elle n’aurait pas pu attendre quelques jours, au moins?


« Et maintenant? Je fais quoi, moi?»


Ma voix était suppliante, brisée. Je ne bougeai pas pendant un bon moment. Puis, j'éclatai de rire. J’étais ridicule, à supplier la lune. Luna n’a pitié que des gens qui le méritent vraiment. Je repris ma marche silencieuse.


Je continuai ainsi un bon moment, à avancer, perdu dans mes pensées. Au bout d’un moment, j’arrivai à la limite de la ville. J’allais faire demi-tour, mais ma patte se figea dans son mouvement. Le pont! Ou plutôt l’ancien pont. La rivière était asséchée depuis bien longtemps, et plus personne ne l'empruntait, aujourd'hui. Mais qu'importe son histoire, ce qui m'intéressait était la protection contre la neige qu'il allait me fournir. Sans écouter mes muscles épuisés, je me mis à galoper dans sa direction, puis me glissai en dessous, et me laissai tomber sur le sol. Quel bonheur d'avoir ses sabots au sec! Je restai ainsi quelques secondes, goûtant au léger confort que cet abri m’apportait. Je regardai tout autour de moi. Le plafond était voûté, mais à moins de m'approcher trop de la base, je pouvais me tenir sans problème sur mes quatre pattes. La pierre était noire et humide.


« On dirait bien que je suis bloqué ici, au moins jusqu'à demain matin, marmonnai-je.»


Tout à coup, un bruit de cailloux qui s'entrechoquent résonna dans mon habitacle de fortune. Mes craintes se réveillèrent immédiatement. Je me remis sur mes pattes, et plissai les yeux, tentant de percer l'obscurité. Une forme sombre se tenait vers le fond, blottie contre les parois. Ravalant ma peur, j'avançai d'un pas mal assuré. Lorsque mon sabot claqua contre le sol dur, la forme esquissa un geste. C'était vivant.


« Heu... Qui est là?»


Quelques secondes interminables s'écoulèrent, puis


« Moi.»


Un poulain d'une dizaine d'années sorti de l'ombre. Un immense soulagement s'empara de moi.


« Ah, bonjour. Qu'est-ce que tu fais là, gamin?
- C'est plutôt à moi de te poser la question.»


Le tutoiement me prit au dépourvu.


« Heu... C'est à dire que...»


Il me fixa quelques secondes, puis haussa les épaules.


« Ouais, moi aussi. J'espère que ça te satisfait, comme réponse.»


Je ne répondis pas. Il avait du cran, ce petit. Il s'allongea à quelques mètres, et c'est à ce moment que je remarquai son aspect misérable. Son pelage brun et sale cachait à peine ses côtes, que l'on devinait par endroits, ses yeux verts reflétaient une fatigue extrême. Mon cœur se serra.


« Dis-moi, gamin...
- Quoi?
- Comment tu t'appelles?»


Il réfléchit quelques secondes, et je ressentis comme une étrange fierté. J'avais réussi à le couper court. Enfin, il répondit:


« On va rester sur "gamin", si ça ne te gênes pas.»


J'allais insister, mais je me ravisai. Son nom n'avait que peu d'importance, après tout. J'étais venu ici pour me réchauffer un peu, et peut-être dormir, mais certainement pas pour discuter avec un poulain effronté. Pourtant, il y avait quelque chose d'étrange, chez lui. Ce n'était pas un esprit de Noël, ou une quelconque autre absurdité que l'on entend dans les contes pour enfant, mais... Il dégageait quelque chose d'étrange. À mi-chemin entre la joie insouciante de l'enfance, et une peine immense, que se réservent d'habitude les vieux poneys.



Je regardais la ville. Quelques maisons étaient encore illuminées, mais la plupart étaient sombres et silencieuses. Derrière moi, l'enfant était allongé sur une couverture marron en plutôt bon état. Il ne dormait pas, sa respiration irrégulière tranchait avec le calme ambiant. Ce silence était lourd. Insupportable. L'inspiration, le silence. L'expiration, le silence. Il y avait de quoi devenir fou
.
« Et heu... Tu vis ici?»


L’enfant releva la tête.


« Pourquoi tu me demandes ça?
- Hé bien… Je ne sais pas trop. Le silence, ta respiration, c’est que…»


Je bafouillais des mots sans véritable sens, pourtant, il hocha lentement la tête, comme si il avait parfaitement compris. Il ferma les yeux, et commença:


« Écho qui résonne et brise mon esprit
Me brûle et m'emprisonne, m'amène à la folie
Ici rien n'a de sens, tout y est noir ou gris
Il est de ces silences qui font trop de bruit.»


Quelques secondes s'écoulèrent..


« C'est... C'est toi qui as écrit ça?»


Un sourire de fierté envahi le visage fatigué du poulain.


« Hé bien, je ne l'ai écrit nulle part, mais c'est de moi, oui.
- Wow. Bravo, gamin. Je serais bien incapable d'inventer des choses comme ça, moi.
- Il faut bien faire passer le temps, tu sais. Les mots ont quelque chose de merveilleux, tu ne trouves pas?»


Pour la seconde fois, je ne répondis rien. À bien y réfléchir, je n’avais jamais vraiment essayé d’écrire quoi que ce soit. Les mots ne servent qu’à communiquer, et son poème, si beau soit-il, ne servait à rien. À passer le temps, tout au plus, ce dont je n’avais pas eu besoin. C’est vrai que quelques personnes parviennent à écrire de très bonnes histoires, mais encore une fois, ce ne sont que des histoires, le monde réel n’était pas assez beau?


Le poulain était endormi, cette fois, me laissant seul avec mes pensées. Aujourd’hui, tout avait changé, dans ma vie. Je n’avais plus de maison, je ne savais pas où aller, et je ne connaissais personne qui pouvais m’accueillir, et tout ça quelques jours avant Noël. Et pourtant, j’avais honte de m’apitoyer sur mon sort à côté de ce gamin, qui avait visiblement plus de problèmes que moi, et qui ne se plaignait pas. Peut-être était-ce juste une question d’habitude? Je jetai un regard vers lui. Il avait vraiment l’air misérable, une boule se forma dans ma gorge. Non, on ne pouvait pas s’habituer à ça. Une question de mental, alors? Un énième soupir m’échappa. J’essayais d’apprendre d’un enfant de dix ans, c’était ridicule.
Mais je n’avais rien à perdre, après tout. Il y avait quelque chose de fascinant, chez lui.


Le temps passait lentement, sous ce pont. Les minutes semblaient durer éternellement, les secondes s’étirer à l’infini. Et si je partais? J’hésitais un moment, regardant tour à tour le gamin qui dormait, et la ville, qui, bien que froide et enneigée, paraissait plus intéressante que ces pierres humides. Oh, et je pouvais revenir, non? Le plus discrètement possible, je me mis en mouvement, et commençai à sortir du pont. Le contact avec la neige me fit trembler de la tête aux pattes. Je jetai un regard en arrière. Dans l’obscurité, deux yeux verts me regardaient sans sourciller. Après une dernière hésitation, je m’enfuis en galopant vers la ville.

J’arrivai enfin à la ville épuisé. Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant couru. Je repris tant bien que mal ma respiration, et me mis à marcher à travers la ville. Les maisons éclairées se faisaient de plus en plus rares, mais on entendais des rires et des cris sortir de certaines. Étrangement, cette ambiance festive ne me réconforta pas du tout, au contraire. Ma solitude ne s’en trouvais que renforcée. À ma droite, se trouvait une petite fenêtre. Sans savoir pourquoi, je m’appuyai contre le mur, et me dressai comme je le pouvais sur mes pattes arrières. Assis sur un fauteuil, un étalon donnait un cadeaux à un poulain et une pouliche, qui hurlaient de joie en arrachant le papier. Deux autres poneys adultes regardaient la scène en souriant. Mon coeur se serra, et des larmes me montèrent aux yeux.

Je me retrouvais une nouvelle fois à marcher seul dans la ville, mon museau frôlant la neige. Le pire, ce n’est pas le silence, c’est tout le bruit, autour. Les gens fêtaient tranquillement Noël, sans savoir qu’un idiot se promenait dans la rue glaciale, sans avoir rien mangé depuis des heures… Ça doit être dans la nature des poneys de ne pas se rendre compte qu’il y a plus malheureux qu’eux. Je relevai la tête. Plus malheureux qu’eux… Et de moi? Qui était plus malheureux que moi? J’avais beau y réfléchir, je ne voyais qu’une personne qui pouvait correspondre à ces critères.


Sans y réfléchir, et pour la troisième fois de la soirée, je me mis à galoper. Aussi vite que je le pouvais. Plus loin, il y avait un verger. L’air glacé me fouettait le visage. À chacune de mes foulées, je me sentais un peu plus libre. Une joie absurde montait lentement en moi, et lorsque les arbres apparurent enfin dans mon champ de vision, je me surpris même à sourire. Je m’arrêtai au pied d’un pommier, duquel je détachai un fruit, en faisant attention à ne pas l’abîmer avec mes dents. Je fi? immédiatement demi-tour, et repris ma course folle à travers la ville. Quand j'aperçus enfin le pont, je me remis à marcher. Je ne voulais pas faire trop de bruit, et je commençai à être fatigué. Lentement, je m’approchai du pont, puis passai en dessous. Il m’attendait, assis. Ses yeux s’illuminèrent, quand il me vit, et mon coeur fit un nouveau bond. En souriant, je posai la pomme à ses pattes.


« Joyeux Noël, gamin.»

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