Chaque matin, c'est le même rituel. Se lever. Se laver. Perdre quinze minutes à essayer de démêler ma crinière. Abandonner. Se traîner jusqu’à la cuisine. Nourrir le chat. Prendre le petit déjeuner (du café. Encore du café. Beaucoup de café. Et un toast.). Réussir à ne rien casser, s’en féliciter (on trouve ses victoires où on peut). Retourner dans la chambre, aérer un peu, se glisser tant bien que mal dans mon tablier de travail. L'enfiler à l’envers. Deux fois. Shooter dans le chat qui s'est encore collé dans mes sabots au mauvais moment. Retourner à la cuisine pour prendre mon petit déj’. Réaliser que c’est déjà fait, qu’il n’y a presque plus de café dans la boîte et que, de toutes façons, il est déjà presque l'heure de partir. Dire au revoir au chat, verrouiller la porte. Tenter de saluer le voisin, se prendre un vent. Son fils s'est mis à pleurer en me voyant. Encore un merveilleux de lundi qui commence.

En plus, il pleut. Paraît que les Pégases font grève.

Mais malgré tout ça, je ne peux pas m'empêcher de fredonner. J'ai la tête dans la croupe, certes, et le monde semble ligué contre moi, mais j'aime mon travail. Donc merde à tout ça, rien ni personne ne m'empêchera de sourire. Pas même les poneys terrifiés qui s'enfuient sur mon passage. Depuis le temps que j'habite Hoofington, on pourrait croire qu'ils se seraient habitués. Mais non. Je fais peur. Dès qu’un truc va de travers dans le quartier, c’est de ma faute. Je ne fais rien de particulier, c'est comme ça depuis toujours. J’ai le regard trop cerné, le crin trop échevelé. Je suis trop grande, trop carrée. Ma voix est trop rauque, je parlais trop fort. J’ai fini par ne plus que murmurer. C’est pire. Ma mère me dit que je ne suis pas laide, juste renfrognée. J’aimerais la croire.

La pluie achève de ruiner ma tentative de coiffure avant que je n’ai eu le temps d’atteindre le couvert des toits. Tant pis, j’ai l’air d’une serpillère de toutes façons, ça restera dans le thème. Je suis la ruelle étroite, sombre, jusqu’à l’atelier. Je passe tous les matins par là pour que personne ne me voit. Je sais que ça nuirait à la boutique si on apprenait que j’y travaille. J’essuie mes sabots boueux sur le tapis et je pousse la porte de derrière. Mon havre de paix. Tenderstripe est déjà là, pelage bleu frisotté par l’humidité. En avance, comme à son habitude. Elle me sourit, me dit bonjour. Nous travaillons ensemble depuis quelques années, mais à chaque fois, je n’arrive pas à contrôler ce léger tremblement dans ma voix quand je lui réponds. Puis c’est au tour de Daring Darling de faire irruption dans la pièce, parfaitement sèche, elle, protégée par sa magie. Je suis mouillée, mais elle me serre dans ses bras et claque un baiser sur mes joues. Et puis elle m’engueule parce que je vais chopper une pneumonie si je ne me sèche pas tout de suite. J’obéis. On obéit toujours à Darling quand elle prend cet air de mère ourse irascible.

Nous nous mettons au travail, toutes les trois. Je ne sais pas comment j’en suis venue à construire des jouets, ça n’a jamais été mon rêve. Aujourd’hui, c’est toute ma vie. L’odeur du bois, de la peinture fraiche et du vernis flotte dans l’air. Nous parlons peu. A peine quelques mots échangés par dessus nos plans de travail :

“J’ai besoin du jaune d’or.
- Tiens.
- Merci.”

Et le silence feutré retombe aussitôt. La pluie est comme assourdie sur le carreau, il fait douillet sous la lumière chaude des lampes. On se croirait dans un cocon, loin du monde. Je termine les rayures d’un zèbre miniature, le pose à côte des autres pour sècher. Quelque part, c’est ma revanche sur tous ces poneys qui me fuient sans même me connaître. Leurs poulains s’endorment avec mes créations dans les bras, comme un petit bout de mon héritage. L’amour qu’ils portent à mes jouets vaut bien cent fois la haine qu’on me voue.

Quelqu’un gratte à la porte, comme tous les jours à la même heure. Tenderstripe va lui ouvrir, une serviette éponge sèche au sabot. Prevoyante. Je me croyais mouillée, mais la pégase est trempée, elle, de sa crinière blonde jusqu’à ses sabots bleu ciel.

“Bonjour Moonstone, tu vas...
- C’est Scatodash, Stripy, Scatodash !
- Heu... je ne peux pas dire ça...
- Et pourtant ça me va tellement bien !”

Et son rire si caractéristique éclate dans l’atelier, communicatif, franc. Honnête. Et bientôt nous sommes quatre à glousser comme des dindes. Je calme enfin les spasmes qui agitent mes flancs que Moonstone repart déjà. Ses études à Cloudsdale ne lui laissent que peu de temps libre. Elle nous en consacre toujours un peu. Le travail reprend, entrecoupé de rires étouffés. Les étagères se remplissent peu à peu de figurines, de poupées, de puzzles... Les délais seront tenus, comme toujours. Ponctualité, qualité, inventivité. Notre atelier en a fait sa devise et notre réputation s’est répendue en Equestria. Notre clientèle est fidèle. Peut-être que dans un an ou deux, nous agrandirons l’entreprise. Et en attendant, nous avons un peu d’avance sur notre planning, cette fois. Juste de quoi nous donner le temps de souffler un peu.

Le jour décline et la pluie finit par s’arrêter. La lente sonnerie de l’horloge nous tire de notre concentration. Je fais craquer mes articulations. Daring Darling est déjà en train de passer le balai pour débarasser le parquet des copeaux qui le jonchent, Tenderstripe fait l’inventaire. Je me dirige vers le coin cuisine.

Chaque soir, c’est le même rituel. Remplir la bouilloire. La placer sur le feu. Attendre que l’eau bout. La verser dans la théière. Ne pas se brûler, surtout. Les feuilles de thé ensuite. Peut-être ajouter de la menthe, des fleurs ou des épices en fonction de la saison. Laisser infuser. Ni trop, ni trop peu, juste ce qu’il faut. Servir. Sucrer. Partager. Se blottir les unes contre les autres sous un vieux plaid qui sent l’écurie. Parler de nos soucis quotidiens, du bébé de Darling qui fait ses dents, du chat de Stripy, de mes voisins.

Encore un merveilleux lundi qui finit.