"Je vais vous montrer des images, et vous devrez me dire ce qu'elles vous évoquent. Avez-vous compris?"

Le regard de la pouliche fuschia se perdit dans le vague, comme si elle n'avait pas entendu la question qui lui était adressée. Néanmoins, elle hocha la tête quelques instants plus tard; Mind prit cela pour un acquiescement, et lui présenta la première planche, constituée d'une tâche noire et massive, que globalement on assimilait à un papillon ou une chauve souris.
Il fallait être attentive à tout ce que le corps exprimait: aussi c'était un jeu d'enfant de constater que la pupille de la pouliche s'élargissait à mesure que les connexions se faisaient entre la planche qu'elle avait sous les yeux, et les traces mnésiques stockées inconsciemment. Sa voix était rauque, un peu tremblante, mais paradoxalement très calme.

"C'est ... C'est un foie. Un foie tout noir. Un foie qui vient d'être arraché, c'est pour ça, il est plein de sang. Et que je vais cuisiner. C'est le foie de mon voisin, celui qui n'arrête pas de me regarder, il m'espionne je crois. Et il veut me tuer. Alors, je dois le tuer avant. D'ailleurs, le foie c'est bon, j'aime le cuisiner, surtout avec ..." Elle marqua une longue pause. "J'aime bien votre blouse, elle est belle. Pourquoi vous notez tout ce que je dis?"

Passage du coq à l'âne, avec un arrêt brutal de la pensée: syndrôme du barrage. Typique. La suite du test se révéla pénible, car la patiente n'était pas le moins du monde concentrée. Ses réponses semblaient totalement aléatoires, mais Mind savait qu'il n'en était rien, sa pensée avait juste un cheminement très différent de celui des personnes saines, et elle était parfois ponctuée de sensations corporelles bizarres et d'hallucinations dont elle ne semblait pas tant se plaindre, mais plutôt les subir, dans le silence. Comme si elle avait accepté sa maladie, devinait que ces sensations n'étaient pas normales et ne voulait pas les exposer au monde entier, ce qui était assez rare dans un cas de schizophrénie paranoïde. Cependant, cela relevait peut être de restes d'une éducation bourgeoise qui ne laissait aucune place à l'expression des sentiments, une morale qui aurait persisté malgré la maladie. Cela ne changeait rien au diagnostic.

"Le test est maintenant terminé, lui annonça Mind. Le personnel infirmier va vous raccompagner jusqu'à votre chambre. Je vous souhaite une bonne journée."

La psychologue adressa un petit sourire à Redheart, la jument qui devrait s'occuper de cette nommée Betty, en attendant le diagnostic final du psychiatre qui lui prescrirait des anti-psychotiques. La passation du Rorschach n'était qu'un élément de plus pour confirmer la piste de la schizophrénie, après tout une patiente qui utilise de tous petits détails sur une planche pour construire sa réponse était un cas relativement facile. Ca avait été long et ennuyeux, mais elle préférait cela à un patient maniaque qui parlait dans tous les sens, de tout et de rien, à tel point qu'elle en avait usé toute sa magie pour faire courir son crayon sur son papier. Tout noter: quelle poisse, parfois.

"Ginger, qu'ai-je cet après midi?
- Vous avez des rendez-vous au cabinet, Mademoiselle Nacal.
- Je vous ai déjà dit de m'appeler Mind. Si vous souhaitez me montrer du respect, le vouvoiement me suffit amplement. Qui sont mes patients?
- Derpy Hooves à 14h. Et puis, des nouveaux clients: une certaine Applejack à 15h, et ..
- D'accord, Ginger, ne vous embêtez pas, je verrai cela dès mon arrivée au cabinet. Je vous libère."

Sa secrétaire à la robe rousse opina du chef pour la remercier. Il était rare que les psychologues aient des secrétaires, mais comme elle faisait souvent passer des tests projectifs à l'hôpital psychiatrique en plus de son cabinet thérapeutique, on lui avait fourni Ginger. Elle travaillait à mi-temps, et devait s'en contenter car c'était le seul emploi qu'elle avait pu trouver. Pourtant elle était efficace, mais personne n'avait besoin d'elle, sauf Mind bien entendu.

Au cabinet de psychothérapie, les patients étaient comme dans une bulle: Mind aimait leur proposer de mettre de l'encens, qu'ils choisissent leur fragrance favorite, s'installent sur les confortables coussins et se laissent totalement aller, à l'écoute de leur inconscient. Derpy aimait s'allonger les quatre fers en l'air, et cette fois ci, elle lui avait raconté l'histoire d'un voyage dans le temps, mais surtout celle de sa culpabilité d'avoir tué indirectement la Princesse Luna à cause de sa maladresse. Cette ponette avait vraiment l'imagination fertile ... Peu importe si c'était vrai, le thème de la culpabilité était important à explorer.
Vint le tour de sa nouvelle patiente ... Quel était son nom, déjà? Mind jeta un coup d'oeil à son agenda: Applejack. Elle la connaissait de réputation: c'était la fermière qui tenait Sweet Apple Acres avec sa famille. Elle n'aurait jamais cru qu'une pouliche comme Applejack aurait l'idée de venir voir un psy ... Mais après tout pourquoi pas, tant que cela était bénéfique!
Mind aimait faire des paris avec elle même, par exemple celui d'imaginer le problème de la patiente. Pour Applejack, elle voyait bien un cas de démotivation quant à sa vie d'agricultrice, plus l'envie de récolter les pommes, une certaine lassitude, une envie de changer de direction ...
Mais elle allait avoir rapidement la réponse à ses questions: voici que sa patiente arrivait. Cette dernière semblait mal à l'aise, lançant de petits regards furtifs autour d'elle, jugeant la pièce et vérifiant qu'on ne l'avait pas vue entrer ici. Mind était perplexe. Mais c'était le jeu, on gagnait son pari ou pas. Les présentations d'usage furent faites, et vint le temps d'entrer au vif du sujet.

"Alors Applejack, pourquoi venez-vous me voir?
- Et bien m'dame, disons que c'est un peu compliqué ... Vous savez, j'suis quelqu'un d'honnête. Mais parfois y'a des trucs qu'on peut pas trop dire, même si on en pense pas moins. Alors j'me disais que v'nir ici ça pourrait être bien, pour avoir des conseils.
- En fait je ne donne pas vraiment de conseils, je ...
- J'voudrais bien en parler avec mes amies, j'pense à Twilight par exemple, mais j'ai peur, parce que ça concerne une autre amie à nous. J'ai peur qu'elle panique, ou pire, qu'elle essaye d'arranger les choses, c'qui est pas forcément bien.
- Je vois, je vois. Alors, dites moi ce qui vous tracasse.
- Vous m'promettez de pas aller le dire à la Garde Royale, hein?
- Pardon? Euh ... Non, je suis tenue au secret professionnel, tout dépend de si quelqu'un est en danger ..
- Ben justement. C'que je voudrais vous dire ..."
Applejack approcha sa tête de la psychologue, et murmura, comme si quelqu'un l'espionnait.
"C'est mon amie Rarity, m'dame. J'crois qu'elle veut tuer quelqu'un ..."

Note: Nacal, c'est Lacan à l'envers.

Mind dut prendre sur elle pour ne pas laisser transparaître ses sentiments. Elle reprit d'un ton calme:
"Et qu'est ce qui vous fait dire ça, Applejack?
- Elle est bizarre. Bon elle est tout l'temps bizarre, mais là c'est différent. Elle nous cache des trucs.
- Quel genre de "trucs"?
- La dernière fois, j'suis passée chez elle, et pendant qu'elle remettait des mannequins en place, j'ai jeté un oeil dans l'arrière boutique ... J'ai vu ... J'sais pas comment ça s'appelle, un truc en fer, en forme de poney, qui s'ouvrait en deux, et à l'intérieur y'avait des pics, acérés. Elle est arrivée très vite derrière moi pour m'attirer ailleurs. Elle avait l'air d'avoir peur que j'aie vu ça. Et puis ... J'crois que j'ai vu du sang, même des bouts de peau. J'sais pas ce qu'elle manigance mais j'ai peur.
- C'est une Vierge de Fer, dont vous parlez?
- J'connais pas le nom. Mais c'est pas joli joli. Vous savez, Rarity, c'est une ponette précieuse, elle se prend pour une petite princesse, j'vois pas pourquoi elle aurait ce genre de truc de torture chez elle si c'était pas pour tuer quelqu'un.
- Allons, allons ... Etes-vous vraiment sûre de ce que vous avancez, Applejack? C'est un peu excessif, peut être l'a-t-elle pour une autre raison? Votre conduite ne semble-t-elle pas un peu paranoïaque?"
Applejack tapa du sabot, ce qui eut pour effet de faire sursauter Mind.
"J'sais c'que j'dis !! Et je trouve que c'est pas net de la part de Rarity.
- Bien, bien ... Vous m'avez l'air convaincue. Qu'allez-vous faire?
- J'en sais rien ... C'est mon amie quand même.
- Je vous propose de convaincre Rarity de venir me voir ... Mon travail consiste aussi à faire en sorte que les gens se rendent compte de l'ampleur d'une bêtise qu'ils veulent commettre. "Bêtise", dans ce cas, est euphémique.
- Est quoi?
- Peu importe. J'aimerais savoir s'il y a raison de s'inquiéter ... En revanche, je ne pourrais pas vous le dire directement. Secret Professionnel, tout ça. Ce sera à Rarity, et à vous, d'avoir une conversation là dessus. Sera-t-il facile de la faire venir dans mon cabinet?
- Ah ça oui! Vous la verriez, je suis sûre qu'elle aurait besoin d'une bonne thérapie!
- C'est entendu. Et vous? Souhaitez-vous revenir me voir, avez-vous d'autres choses sur le coeur? Ce serait intéressant de ...
- Non non non non! J'en ai pas besoin. J'ai pas besoin d'une psy, mais j'vous remercie de m'avoir écoutée.
- Soit. Cela vous fera 10 pièces, Applejack."
La ponette quitta le cabinet, non sans vérifier une fois encore que personne ne pouvait la voir. Mind ne savait que penser. Elle avait fait un petit profil psychologique d'Applejack: honnête, sûre d'elle, emplie de fierté, vision des choses parfois étriquée, manque d'empathie sauf dans certains moments particuliers. Donc, n'allait-elle pas un peu trop loin dans ses conclusions? Peut être ne connaissait-elle pas certains aspects de la situation ...
Mais Mind ne souhaitait pas s'arrêter là.

Un souvenir, lui revint avec précision. Elle était encore jeune psychologue à l'hôpital psychiatrique, avait reçu un patient paranoïaque en entretien ... Typiquement, il pensait que quelqu'un en voulait à sa vie, et en l'occurence il s'agissait de sa femme. Les cas comme lui couraient les rues, il projetait sa propre animosité sur son épouse sans la reconnaître comme sienne. Mind l'avait donc accueilli comme il se devait, essayant de lui faire faire des progrès ... Il n'était pas interné à l'hôpital, et malgré les médicaments, elle n'arrivait pas à avancer avec lui, à son grand désespoir. Elle avait mis ça sur le compte de son inexpérience, mais aussi de la pathologie bien ancrée.
Et un soir, la Garde l'avait appelée. Son patient était mort ... Il s'était avéré plus tard que sa femme l'avait tué, dans des conditions qu'il lui avait décrites, à elle, Mind, qui n'avait pas pris les faits au sérieux en pensant qu'il s'agissait d'un délire psychotique, décrochant de la réalité. Elle était tombée dans une culpabilité mortifère. Ses collègues avaient essayé de lui remonter le moral, lui rappelant que ce n'était pas de sa faute, que de toute façon elle ne pouvait pas briser le secret professionnel .. "Et la non-assistance à personne en danger?" "Il était psychotique, comment aurait-on pu savoir qu'il s'agissait de la vérité objective?" lui avait-on répondu. C'était vrai, si l'on devait prendre tous les délires au sérieux, beaucoup d'innocents seraient derrière les barreaux. Mais tout de même .. Il avait commencé à lui faire confiance, cela aurait du lui mettre la puce à l'oreille! Ce type de patients a tendance à se méfier de tout le monde, et il ne se méfiait que de sa femme. Elle avait lamentablement échoué.

Et depuis, elle s'était promis d'essayer de faire la part des choses, d'écouter toutes les parties concernées avant de conclure à quelque chose. Qui sait, peut être qu'Applejack avait raison? Après tout, elle connaissait Rarity. Et si ce n'était pas de la paranoïa, si cette ponette souhaitait vraiment tuer quelqu'un? Elle aurait encore cette responsabilité sur la conscience, sans avoir pu intervenir. Plus jamais ça ...
"Je ne suis pas flic, dit-elle à voix haute. Mais je suis devenue perspicace, et je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir pour protéger ceux qui m'entourent d'un éventuel psychopathe. Il faut agir avant que l'acte ne soit commis ... Non, je ne suis pas flic, mais je vais mener mon enquête, à ma manière."