Je ne connais pas cet endroit. Mais comme toujours, il me semble familier. Il faut dire que j’ai tellement voyagé ! J’ai l’impression d’avoir déjà vu chaque arbre et chaque rocher. Mais surtout, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu milles vies et qu’aucune ne m’a jamais vraiment appartenu. C’est vrai, quoi ; mon enfance est un lointain souvenir, et même si elle a eu ses bon côtés, elle me fait trop souffrir pour que je m’y vautre avec délices. Et j’ai fait tant de choses pour gagner ma vie depuis ! Jardinière, cuisinière, coursière, couturière, modèle même ! Mais ce ne sont que des jobs d’un instant. Les poneys sont persuadés que j’ai des talents dans toutes ces matières, et au final ils trouvent quelqu’un qui affiche sa cutie mark de façon tellement ostentatoire qu’ils se sentent forcés de l’engager. Et moi, qui fait si pâle figure à côté, je suis renvoyée. Oh, pas que ça me gêne particulièrement ; depuis le temps, j’ai sus m’y faire ! Mais c’est l’humiliation qui va parfois avec qui me fait souffrir. Parce que des fois, les poneys découvrent mon secret. Et ces fois-là, je suis chassée comme la peste, et on brûle ce que j’ai fait. Parce que je suis damnée. Je vous raconte ma vie ?
Je suis née le dernier jour d’été. Mes parents ont trouvé joyeux de m’appeler Changeuse. Oui, vous avez bien entendu. Changeuse. Il faut dire que le vocabulaire, c’était pas trop leur point fort. Mais dans mon village natal, on dit qu’une année change lorsque le dernier jour d’été laisse la place au premier jour d’automne. On n’attends pas les froides rigueurs de l’hiver pour faire la fête et dire la nouvelle année ; on profite des derniers rayons du soleil avant que les vents ne fassent s’envoler les nappes et s’éteindre les lampions.
Mon frère est né un peu plus d’un an plus tard, en plein milieu de l’hiver. Nous vivions chichement, et c’était un très mauvais présage pour un poulain de naître dans la neige et la glace. Il était prévu pile pour la fin de l’hiver, mais il est né prématuré. Chez moi, on croit que les noms qu’on donne aux nouveau-nés vont influencer leurs vies. En fait, c’est plus un souhait, un présent pour le petit. On pourrait croire que ce genre de nom, qui désignent des choses ou des qualités, c’est dur à porter, mais les surnoms allègent pas mal le paquetage. Mon frère, fragile, chétif, minuscule, avait bien peu de chances de survivre à l’hiver pour devenir un solide étalon. Mais mes parents, leurs amis, tout le village s’est accroché à cette petite vie, cette petite lumière dans la tempête. Et ils l’ont nommé Espoir, et il a survécu.
Espoir… c’était une vraie petite perle. Un poulain pas bien costaud, mais agile et rusé. Pour voler la nourriture ou dénicher les meilleures baies, vous ne pouviez pas trouver mieux à des kilomètres à la ronde ! Nous n’étions ni des licornes ni des pégases, et les talents de nos parents, fermiers tous les deux, ne nous apportait pas grand-chose. Mais Espoir savait travailler, et il nous permettait d’avoir de la nourriture descente. Parce que ce que Espoir plantait, ça poussait. Il avait une année, moi deux, et sa cutie mark est apparue. Une graine. C’était magique ; c’était comme s’il était né avec une cutie mark !
Et les années ont passé, heureuses au début, puis de plus en plus sombre pour moi. Espoir grandissait, et les juments accourraient de partout pour le voir. Il faut dire qu’il était bel étalon, et sa réputation de chançard promis à un grand avenir avait traversé bien plus que la frontière de notre petit village. Et moi… moi, j’étais adolescente, et je n’avais toujours pas de cutie mark. Au départ, on m’a répété ce qu’on rabâche inlassablement aux poulains dans l’espoir de les faire tenir tranquille, un habile mélange de ce qu’ils veulent entendre, de ce qu’ils peuvent entendre et de ce qu’on veut bien leur faire entendre : avec le temps, patience…
Et puis j’ai commencé à voir des médecins. Et ça coûtait cher ! Toute la famille travaillait dur pour que je puisse consulter des spécialistes. A mon avis, ils étaient plus pro dans ce qui est du pourparler et de la rhétorique que dans tout ce qui a à voir avec la médecine ! Ça n’a pas marché. Et il a fallu s’arrêter, parce qu’on avait plus d’argent, et parce que j’étais devenue adulte. Mes parents ont commencé à me voir comme un fardeau, qu’il fallait marier au plus vite. Quant à Espoir, il s’est trouvé une jolie fermière, et de ce que j’en sais, ils ont eu trois adorables poulains – Devoir, Sagesse et Patience.
Je suis partie. Et comme le nom de Changeuse n’est pas très facile à porter en dehors de mon village malgré tous les surnoms que j’ai pu imaginer, je me suis renommée. Oui, je sais, c’est un mauvais présage, mais allez vous faire embaucher quand vous débarquez de nulle part avec un accent à couper au couteau, une robe sommaire sur le flanc et le doux nom de Changeuse ! Je suis devenue Tramp, et parce que les gens aiment le raffinée, j’ai rajouté un Lady devant. Et je suis devenue ce que les gens attendaient de moi pour avoir du travail et de quoi me nourrir et me loger.
Une adulte sans cutie mark, ça fait peur. Pourquoi ? Parce qu’une adulte, c’est normal ; mais prenez quelque chose de parfaitement normal et ennuyeux, rajoutez-lui quelque chose d’étrange, sans que ce ne soit directement menaçant, et vous obtenez quelque chose d’étrangement dérangeant –au sens propre du terme. Les poneys ont un certain malaise face à moi, et il suffit que je professe un son pour me faire traiter comme une parjure. Vous pensez que ce n’est rien ? Attendez donc de vous faire poursuivre par une horde de villageois armés de torches flamboyantes et de fourches aiguisées. Le pire, c’est quand la magie s’en mêle. Là, c’est déloyal. Et les princesses qui n’ont rien pu faire quand j’étais plus jeune, et qui ne bouge pas d’un sabot ! Mais c’est sûr, avec la réputation que je me suis faite, je ne risque pas de pouvoir m’approcher de Canterlot à nouveau avant… une bonne décennie ! En fait, j’ai presque appris à survivre en autarcie. Je vais dans une ville uniquement lorsqu’un de mes précieux outils est cassé, et je prends toujours soin de démissionner avant de me faire virer.
Pour survivre en ville, il ne faut pas afficher trop clairement ses intentions de déguerpir dès que l’occasion en est fournie. Ça prend du temps pour capter la méthode qui permet d’éviter toute conversation ou relation trop approfondie. Les poneys pensent être différents, et c’est vrai ; mais même avec toute cette diversité de caractère, on peut les classer dans des rubriques précises, et agir en fonction. Si j’ai déjà eu le cœur brisé ? Bien sûr. Pour qui me prenez-vous ? Je suis ponette ! J’ai déjà aimé, et s’en est encore plus crève-cœur lorsqu’on sait que cet amour, qu’il disait réciproque, m’a craché le premier au visage : « sorcière ! ». Crétin.
Non, vraiment, je ne sais pas où je suis. C’est une forêt assez profonde et luxuriante. Je paris que je pourrais facilement me cacher ici, dans une petite grotte, et y faire ma vie. L’atmosphère est assez angoissante, mais je peux m’y faire. Comme je peux me faire à ce froissement dans les feuilles, à ce craquement dans les branches… mon cœur bat plus vite, mon souffle se fait plus court et saccadé. Je le sais, ce sont les symptôme de la peur. Mais ça fait si longtemps que je suis seule que je peux me détacher de mon corps et l’observer calmement. Pour qui craindrais-je ? Moi ? Mais moi, je suis déjà à moitié perdue…
Voyons… j’ai peur, donc. De ce bruit. Je survis dans la nature depuis bien longtemps, je sais reconnaître le jeu du vent dans les herbes et les bruissements de la nature en mouvement. Je ne m’affolerais pas pour si peu. Je sais donc –ou plutôt, une espèce d’instinct que j’ai renoncé à définir et encore plus à comprendre, sais- que ceci est l’œuvre d’une bête. Une bête qui m’a bien remarqué. Et qui attache de l’intérêt à mon corps. Une bête qui tente de rester discrète, mais qui bouge quand même. Exit la réconfortante théorie de la proie effrayée qui se tapie dans l’ombre, c’est un prédateur que j’affronte.
Prédateur qui semble avoir deviné mon chemin de pensée, et qui se dévoile. Allons bon, voilà un truc de nouveau, c’est… heu... c’est…
«
Espoir ? Non, tu n’es pas Espoir. Je ne vais pas te sortir le refrain de « Espoir ne pourrait pas raisonnablement être là », même s’il tient une petite part dans mon esprit. Mais… ça, ce n’est pas Espoir. Parce que Espoir est marié, qu’il a une ferme, trois gosses, et que ça, c’est Espoir adolescent. Et plus je te regarde, plus tu te dépêche de faire semblant de ressembler à Espoir. Tu sais donc lire dans mon esprit. Et, pas de chance pour toi, moi aussi je sais faire ça !
- Tu es plutôt douée. Plus que je ne l’aurais pensé. Mais toi qui souffre de ton apparence, tu peux comprendre que je veuille prendre une forme qui t’est chère pour t’approcher. Non, vraiment, je ne veux pas te manger, juste te parler.
- Je ne souffre pas de mon apparence, ce sont les autres qui en souffrent et c’est les actes qui en découlent qui me font souffrir, et bien sûr que tu ne veux pas me manger, Espoir n’a pas les crocs pour ça et tu m’aurais déjà tué pendant que je parlais. Qu’est-ce que tu veux ?
- Juste te poser une énigme.
- Pourquoi ?
- Pourquoi pas.
- Et pourquoi devrais-je y répondre ?
- Parce que tu n’as rien d’urgent à l’instant. Et parce que tu est dévorée de curiosité. »
Un simple plongeon dans mon corps confirma ses propos ; après la peur, voilà que j’étais toute émoustillée à l’idée d’un bon vieux challenge méningien. Je lui fis donc signe de continuer.
« Combien de face a un cube ? »
C’est une question facile, avec une réponse facile et une réponse plus complexe. Le bon vieux truc du savant et du poète. Voyons, voyons… elle pourrait juste me poser la question pour voir si je suis savante ou poétesse. Après tout, elle ne peut lire que la partie purement simpliste de mon corps, pas cette deuxième couche dont je me suis servie plus tôt et dont je me sers encore maintenant. Ce qui voudrait dire qu’elle ne sait vraiment pas ce que je suis. Mais dans ce cas, pourquoi se servir de l’apparence d’Espoir ? Elle ne s’est pas vraiment souciée de ne pas me faire peur, j’étais terrorisée. Et puis prendre l’apparence d’un être proche ne révèle rien. Elle ne s’est même cachée, le corps d’Espoir n’était pas très bien fixé, ça flottait. Comme un truc flou qui se dit « oh non, on me regarde, vite, il faut que j’ai l’air vrai ! ».
Mais elle pourrait aussi bien me connaître parfaitement, et alors cette mascarade de peur et d’apparence ne serait qu’un moyen de s’assurer que je suis la bonne personne. En même temps, je ne suis même pas sûre que cette mascarade soit bien finie. Cette énigme, toute simple et toute complexe, pourrait aussi bien être un moyen de faire semblant, de me faire croire que je suis la bonne personne, tout ça pour se débarrasser de moi au plus vite et de reprendre l’attente. Eh oui, si elle me laissait partir comme ça, et si j’étais une petite jument idiote, j’irais courir au village raconter que je me suis faite agresser par une bête qui ne m’a rien fait – ce qui est bien plus angoissant qu’une bête qui m’aurait arraché un sabot.
Quoi qu’il en soit, mon corps veut lui dire 4, mais je sais, de source sûre –deuxième couche !- que je suis incapable de lui donner cette réponse. Alors, voyons….
« 4 pour les côtés, plus 1 pour ce qui est à l’extérieur, plus 1 pour ce qui est à l’intérieur. Puis… 1 pour ce qui a été à l’intérieur, et 1 pour ce qui y seras ; 1 pour ce qui aurait pu être à l’intérieur, 1 pour ce qui aurait dû être à l’intérieur, 1 pour ce qui devrait être à l’intérieur, et enfin 1 pour tout ce qui est à l’intérieur mais dont les poneys ne peuvent pas avoir conscience – paradoxe, puisque si j’envisage cette possibilité, j’envisage la potentialité de l’existence de choses dont je ne devrais pas avoir conscience ; mais les paradoxes se résolvent d’eux-mêmes, et les cubes ont 12 faces. Un chiffre un peu trop lisse, si vous voulez mon avis. »
La créature hocha la tête avec un sourire qu’Espoir n’aurait jamais pu avoir, et se décala pour me laisser passer. Je m’avançais, et, lorsqu’elle me frôla, je l’entendis me susurrer :
« Tu devrais baisser ta tête, Changeuse, ta corne vas se prendre dans les branchages. »
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Alors, si un jour, à Canterlot, vous croisez une grande alicorne avec un cube pour cutie mark, écartez-vous respectueusement de son passage. Car la Changeuse est la conseillère des rois et des reines, et qu’elle ne doit sa loyauté qu’à elle-même, et qu’elle est ce petit grain de sable qui fait que les rouages du temps ne tournent pas comme ils devraient tourner, mais comme ils pourraient tourner.